Articles récents \ France \ Économie Sexisme en cuisine : où sont les cheffes ?

Petits plats de grand-mère, gâteaux de maman, raviolis de mamie… Les recettes qui se transmettent de mères en filles donnent l’eau à la bouche. Pourtant, dès qu’il s’agit de gastronomie, ce sont les noms d’Alain Ducasse, de Gordon Ramsay, de Paul Bocuse, d’Auguste Escoffier, ou encore de Bernard Loiseau qui surgissent en premier dans les esprits. Paradoxalement, les hommes semblent avoir le monopole des fourneaux. Alors, où se cachent les cheffes ?

« Les femmes, à la cuisine ! » Cette remarque sexiste que l’on entend encore trop souvent est malheureusement confirmée par les études menées sur la répartition des tâches domestiques. En 2019, 73 % des Françaises déclaraient « en faire plus » que leur conjoint (1). Si au quotidien, les femmes assurent en grande partie la préparation des repas et sont bien présentes dans le secteur de la restauration, ce sont les hommes qui sont aux commandes. En 2017, elles occupaient 44,8 % des emplois de la restauration, mais étaient principalement affectées aux emplois polyvalents, d’aides de cuisine et de service. Elles représentaient en revanche seulement 17 % des chef·fes cuisinier·es, forcées de laisser les postes à responsabilité à leurs collègues masculins (2).

Aux cuisinières, la cuisine domestique, aux cuisiniers, la haute cuisine professionnelle. En 1883, le critique Philéas Gilbert écrivait dans L’Art culinaire : « nous ne sommes pas à contester aux ménagères le pot-au-feu et le ragoût de mouton traditionnels. Que la majeure partie des cuisinières s’en tienne là et ne prétende pas s’immiscer dans nos travaux. » Ce clivage est particulièrement flagrant dans le prestigieux secteur de la haute gastronomie. Sur les 628 restaurants étoilés recensés dans l’édition 2020 du Guide Michelin, seuls 33 sont tenus par des cheffes, soit à peine plus de 5 %. Si de nombreux chefs cuisiniers rendent hommage à leur mère ou leur grand-mère, témoignant de l’influence qu’elles ont eu sur leur cuisine, celles-ci ne sont cependant que des figures d’inspiration, dont les plats servent d’anecdotes croustillantes. L’art culinaire, version noble de la « cuisine de bonne femme » pour reprendre les propos tenus par Paul Bocuse, serait donc un art masculin.

« Souris, sinon tu sers à rien »

Les préjugés sexistes semblent être l’ingrédient de base dans toutes les cuisines : les femmes n’auraient ni l’autorité, ni le physique, ni la détermination nécessaires pour être cheffes. Elles seraient aussi incapables de concilier travail et vie de famille, en raison de « freins structurels », à en croire le chef Yannick Alléno, qui a déclaré : « beaucoup de femmes nous demandent à travailler le midi car le soir elles doivent s’occuper des enfants. Nous les hommes, on a de la chance. L’ADN des femmes, c’est d’enfanter. » Le sexisme fait partie intégrante de ce milieu, et ce, dès l’école. En stage, les remarques, les discriminations et les cas de harcèlement sexuel sont nombreux. Elsa*, étudiante à l’école hôtelière Ferrandi, témoigne : « en cuisine, quand il y a un truc à goûter, on te tend une cuillère à sucer, en te faisant clairement comprendre le sous-entendu. » Elle raconte que lors d’un événement, les responsables d’un stand ont refusé de la faire travailler, et lui ont dit ouvertement préférer un garçon. En tant que fille, son rôle était d’attirer le client. « Souris, sinon tu sers à rien », s’est-elle entendue dire. Elle explique que « c’est un peu dans la culture, ça ne choque personne ». À l’école, les étudiant·es apprennent à réagir dans ces situations, mais pas à changer les choses, preuve que le sexisme est largement accepté.

Capture d’écran Instagram @jedisnonchef 

Camille Aumont Carnel, ancienne élève de Ferrandi et créatrice du compte Instagram @jemenbatsleclito, a même créé un compte Instagram pour témoigner des violences subies dans les restaurants étoilés. Sur @jedisnonchef, les témoignages glaçants de harcèlement moral et sexuel se succèdent, sorte de #MeToo de la restauration.

Capture d’écran Instagram @jedisnonchef 

Les cheffes ne sont pourtant pas en reste, et se battent pour être reconnues. En février 2019, la cinéaste et journaliste Vérane Frédiani a publié Cheffes – 500 femmes qui font la différence dans les cuisines de France, un ouvrage qui met à l’honneur celles qui commencent enfin à se faire une place dans ce secteur dominé par les hommes. En 2017, elle avait déjà réalisé le documentaire À la recherche des femmes chefs, un tour du monde des talents culinaires féminins. Le message de Vérane Frédiani est clair : les cheffes sont là, mais elles sont invisibilisées, moins récompensées, effacées de l’Histoire. Rappelons au passage que Paul Bocuse a été formé par Eugénie Brazier, première cheffe à obtenir deux fois trois étoiles au Guide Michelin, avant tout·e autre chef·fe,

Malgré le poids des traditions et les réticences de beaucoup, quelques femmes sont déjà parvenues à se distinguer, notamment Anne-Sophie Pic ou Hélène Darroze. Partout, les femmes s’organisent, se soutiennent et s’entraident, grâce à des associations comme Elles sont food !, créée en 2017, ou des initiatives telles que le concours gastronomique exclusivement féminin La Cuillère d’Or lancé par Marie Sauce-Bourreau. D’autres talents féminins émergent, comme les six cheffes étoilées cette année : Eugénie Beziat, Tabata Mey, Kelly Rangama, Anne Legrand, Jessica Yang et Flora Le Pape. Les femmes sont de plus en plus nombreuses à prendre le contrôle des cuisines et à révéler leur talent. L’édition 2021 du Guide Michelin saura-t-elle les reconnaître à leur juste valeur ?

Lou Cercy 50-50 magazine

* Le prénom de l’étudiante a été modifié.

1 Étude Ifop pour Consolab (avril 2019)

2 INSEE Enquête Emploi, Calculs Pôle Emploi

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