Articles récents \ Matrimoine Camille Morineau : « Je recrée des archives, pour que les historien·nes puissent écrire une histoire juste. »

Archives of Women Artists, Research and Exhibitions (AWARE) est une association qui, depuis 2014, entend redonner aux artistes femmes des XIXe et XXe siècles la place qui leur est due dans l’histoire de l’art. Plateforme numérique de documentation rassemblant des ressources et notices biographiques, AWARE organise également des visites de musées, des conférences et des colloques pour diffuser des informations sur les femmes artistes, qui reçoivent aussi un soutien important grâce à des prix et à la publication d’ouvrages papier. Sa co-fondatrice et directrice, l’historienne de l’art et commissaire d’exposition Camille Morineau, raconte ce projet qui s’inscrit dans la revalorisation des femmes artistes.

En 2014, vous avez créé AWARE, pour redonner aux femmes la place qui leur est due dans l’histoire de l’art. Quel déclic vous a poussée à vous lancer dans ce projet ?

Ce projet remonte en réalité à mes études en histoire de l’art, qui se sont faites en partie aux États-Unis, où j’ai découvert les gender studies à la fin des années 1980. J’ai été marquée par la manière dont le monde anglo-saxon posait cette question du genre et de la race dans les sciences humaines, ce qui n’existait pas du tout en France. Durant toute ma vie professionnelle, je me suis demandé comment j’allais mettre en pratique cette pensée, ce que j’ai finalement fait en 2009 lorsque j’ai proposé au Centre Pompidou un projet assez révolutionnaire, l’exposition elles@centrepompidou. Pour la première fois, un musée exposait uniquement les artistes femmes de ses collections permanentes, alors qu’elles avaient jusque-là une image de créatrices en périphérie du monde de l’art et n’apparaissaient que de manière sporadique. Nous avions énormément d’artistes intéressantes et radicales, et de très belles œuvres dans les collections du Centre Pompidou. Le seul souci était que nous avions trop peu d’informations et de publications sur les artistes. J’ai pris conscience de l’immensité de ce manque scientifique. C’est un cercle vicieux : parce que nous n’avions rien à dire sur les femmes artistes, nous ne pouvions ni les exposer, ni les publier. Avec AWARE, j’ai créé l’outil dont j’aurais eu besoin en 2009, un outil pour des professionnel·les comme moi, mais aussi pour le public. Il est né d’une expérience à la fois forte et triste, lorsque je me suis aperçue que l’histoire de l’art et l’histoire étaient incroyablement injustes. Ces disciplines, qui pour moi étaient des disciplines sérieuses, étaient en réalité très genrées. Je suis une historienne militante, dans le sens où l’histoire et l’information sont, pour moi, un outil majeur de transformation de la société.

Quels progrès avez-vous observés quant à la place des femmes dans l’art entre 2009, année de l’exposition elles@centrepompidou, et 2020 ?

De plus en plus de directrices/directeurs de musée, de professeur·es d’université et d’étudiant·es s’intéressent à ces questions. Les expositions elles@centrepompidou et Niki de Saint Phalle au Grand Palais ont été de formidables succès, avec respectivement 2 millions et demi et 600 000 entrées, preuve que ces artistes soi-disant inconnues et méprisées intéressaient le public, femmes et hommes. De plus, beaucoup de ces artistes ont été, à leur manière, féministes, en aidant les autres artistes femmes autour d’elles. Avec AWARE, c’est une très belle découverte de voir le militantisme de ces artistes qui peinaient à se faire connaître et qui, au lieu de transformer cette difficulté en amertume ou en repli sur soi, l’ont transformée en énergie positive et généreuse. Ce qui me réjouit, c’est qu’au moment d’elles@centrepompidou, seules des journalistes femmes venaient, alors que ces dernières années beaucoup de jeunes journalistes hommes se déclarent féministes et intéressés par le sujet. J’ai été très critiquée en 2009, mais le sujet est aujourd’hui beaucoup moins tabou, en tout cas dans notre pays.

Les femmes sont pourtant présentes dans les écoles d’art, d’histoire de l’art, et dans le milieu de la culture. Comment expliquer que les femmes artistes soient à ce point invisibilisées ?

C’est ce que l’on appelle le phénomène d’évaporation, un mot que j’aime bien car il est assez visuel. Il se passe pour les artistes femmes exactement la même chose que dans les autres métiers. Elles sont très bonnes élèves, mais elles n’accèdent pas aux postes à responsabilité. Le monde de l’art n’est pas différent. L’histoire est censée être une discipline juste, faite de rigueur et de recherche, mais les historien·nes travaillent en réalité sur des archives données. La première lettre d’AWARE est pour « Archives », car sans les bonnes archives, impossible d’écrire une bonne histoire. Je recrée des archives, pour que les historien·nes et les conservatrices/conservateurs puissent écrire une histoire juste.

Votre programme Qui sont-Elles ? consiste à mettre en ligne des biographies de femmes artistes. Rencontrez-vous des difficultés pour trouver ces informations ?

Ce n’est plus difficile aujourd’hui. AWARE a consisté à créer un réseau d’expert·es dans le monde entier, qui nous donne justement ces informations. J’aime dire que nous avons à la fois découvert la planète des femmes artistes, construit la fusée pour l’atteindre et créé un centre de recherche sur cette planète. Le plus difficile a été de mettre au point la méthode, et de prouver aux sceptiques que cette planète existait. Ces femmes ont été invisibilisées dans leur métier d’artiste, parce qu’elles n’étaient pas vues comme des femmes qui pouvaient inventer quelque chose. À présent, nous avons 600 biographies sur le site, près de 1 000 en réserve, et nous pouvons encore aller plus loin.

Comment se situe la France par rapport aux autres pays, notamment anglo-saxons, en ce qui concerne la visibilité des femmes artistes ?

La France a certes eu un retard universitaire, mais il y a dans notre pays un esprit révolutionnaire, audacieux et critique, et suffisamment d’institutions dont les directrices/directeurs sont complètement passionné·es par ce projet. AWARE a été créé en France, avec une équipe basée à Paris et des mécènes français, comme le CHANEL Fund for Women in the Arts and Culture. Elles@centrepompidou a eu lieu au Centre Pompidou, le premier musée à prendre ce genre d’initiatives. Nous avons de nombreux partenaires institutionnels, notamment le Musée d’Orsay, l’Orangerie et l’Institut français, ainsi que des partenaires universitaires, comme le ministère de l’Éducation nationaleLe ministère de la Culture s’intéresse suffisamment à ces questions pour que nous existions. Je n’oublie pas que la France est le pays où j’ai fait mes études et qui a, avec un peu de retard et en grinçant des dents, accueilli et soutenu le projet AWARE. C’est un pays profondément transformé sur la question de la parité, avec une jeune génération qui va faire bouger les choses.

Pour parler de cette planète des femmes artistes, il faut inclure toutes les femmes. Comment mettez-vous en avant les artistes racisées ou issues de minorités, souvent ignorées en histoire de l’art ?

Les artistes racisées sont doublement invisibilisées. Cette question cruciale, brûlante d’actualité, est une thématique centrale pour AWARE. Le projet s’inscrit notamment dans la Saison culturelle Africa2020, pendant laquelle nous organiserons un colloque. Nous investissons depuis un an dans la recherche, avec des expert·es de l’histoire des artistes femmes en Afrique. Cela nous conduit à questionner nos méthodes de recherche. Pour le continent américain, nous avons déjà une dizaine de biographies d’artistes afro-américaines sur le site, que nous continuons à enrichir, et nous allons travailler sur les Caraïbes. Nous avançons étape par étape, en fonction de nos moyens : il ne faut pas oublier que contrairement à un musée, AWARE est très peu subventionné par l’argent public, mais repose principalement sur des initiatives privées. C’est avant tout le CHANEL Fund for Women in the Arts and Culture qui nous permet d’exister, même si nous avons des soutiens du ministère de la Culture et de la Ville de Paris. Ce système est à la fois une force et une faiblesse. Nous travaillons d’ailleurs un peu à la manière d’une start-up : nous prenons en permanence des risques. Nous développons des projets avant d’avoir des fonds, en espérant pouvoir trouver des mécènes. Le premier risque que j’ai pris a été d’affirmer qu’il y avait, non pas quinze artistes femmes, mais des centaines, voire beaucoup plus, et ce, sans pouvoir le prouver.

La pandémie a eu un impact majeur sur le milieu de l’art, avec la fermeture des musées. Les femmes artistes ont-t-elles été plus touchées que les hommes ?

Les femmes artistes sont toujours plus vulnérables que les hommes. Leurs œuvres sont moins chères, moins exposées, moins présentes sur le marché. Nous avons donc décidé de mettre en valeur les artistes primées par le Prix AWARE en leur passant des commandes. Avec le Centre national des arts plastiques, nous avons ensuite lancé une grande commande de nouvelles œuvres performatives à des artistes femmes, qui seront relayées sur le site à l’automne. Je suis très fière de ce deuxième projet, qui fait partie de la révolution interne menée chez AWARE pendant le confinement. Il s’est décidé extrêmement vite et prouve qu’il est possible de faire des projets ambitieux et transformatifs, y compris pendant un confinement. AWARE a permis de soutenir les artistes, et de les faire connaître auprès d’un nouveau public, jusque-là composé surtout d’universitaires ou de professionnel·les du monde de l’art. En travaillant nos contenus et notre interface, nous avons voulu nous adresser notamment aux enfants et à un public scolaire. Nous avons créé des podcasts, des parcours thématiques grand public, des animations pour enfants. Avec la série de podcasts Women House, nous avons ouvert AWARE au-delà des beaux-arts, en mettant en lumière les textes de grandes autrices. Nous avons voulu faire d’AWARE un lieu de ressources pour tou·tes.

Le confinement a permis d’offrir cette aventure sur la planète des artistes femmes, cette face cachée de la Lune, à un public plus large.

Propos recueillis par Lou Cercy 50-50 magazine

Image de Une : Camille Morineau, © Valérie Archeno

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