Articles récents \ Île de France \ Société Françoise Toutain : « Les violences faites aux femmes sont le problème d’une société patriarcale » (1/2)

Mars 1978. Le premier centre dédié à l’accueil de femmes subissant des violences en France ouvre ses portes à l’initiative de l’association SOS Femmes Alternative. Il porte le nom de Flora Tristan, pionnière de la lutte pour les droits des femmes au 19ème siècle, voyageuse insatiable, entravée sa vie durant par un mari violent. Plus de 40 ans après sa création, le Centre situé dans les Hauts-de-Seine a accueilli près de 10 000 femmes et enfants. Françoise Toutain en est la directrice depuis 2014. Féministe de longue date, elle est également membre active de la Fédération Nationale Solidarité Femmes (FNSF). Elle nous brosse un portrait sans fards, mais riche d’espoirs, de l’état de la lutte contre les violences faites aux femmes.

Quelle définition donneriez-vous des violences conjugales, que l’on restreint trop souvent à la violence physique et/ou verbale dans l’imaginaire collectif ?

Les violences au sein du couple englobent toutes les formes de violences psychologiques, sexistes, sexuelles, administratives, économiques… Quelquefois, ces violences s’agrègent les unes aux autres. La femme subissant ces violences devient la possession de l’homme violent. Parce qu’il faut admettre que les personnes qui exercent des violences sexistes sont en grande majorité des hommes, même s’il existe, à la marge, des femmes qui sont violentes envers leur compagnon (1). L’idée fixe est de maintenir un pouvoir, un contrôle sur la conjointe, de l’empêcher de : l’empêcher d’agir, l’empêcher de penser, l’empêcher de travailler…

Plus les violences sont étalées sur la durée, plus l’emprise s’installe. Les violences psychologiques sont les plus pernicieuses, car moins visibles que les violences physiques. Nous avons souvent affaire à des femmes qui sont allées déposer plainte au commissariat, et qui ont eu beaucoup de mal à démontrer qu’elles étaient confrontées à des violences, car il n’y a pas de traces, pas de coups. Pourtant, la reconstruction peut être aussi difficile, quelquefois même plus, qu’après des violences physiques.

La lutte contre les violences faites aux femmes est-elle, selon vous, une priorité du féminisme contemporain ?

Je pense que les violences faites aux femmes sont un des symptômes les plus graves du machisme, car elles se propagent sous des formes multiples, et quasiment dans tous les cercles de la société. On a beaucoup parlé dans le cadre de #Metoo de ce qui se passe pour les actrices, des femmes qui exercent des fonctions de représentation. Elles sont les survivantes de ce fléau patriarcal les plus en vue. Mais il faut comprendre que les violences faites aux femmes sont partout présentes, pas uniquement là où les médias veulent bien braquer leurs caméras.

Être violent envers une femme, quelle que soit la forme de violence exercée, cela revient à la considérer comme une rien du tout, comme quelqu’une qui mérite qu’on lui crie dessus, qu’on la frappe, qu’on lui confisque ses papiers… La personne violentée n’a pas le droit d’avoir une existence en dehors du désir, du regard de l’autre. Quand ce regard est teinté de mépris au point de nier son existence, les violences faites aux femmes sont évidemment l’une des premières causes qui doit mobiliser les féministes… et pas seulement les féministes, d’ailleurs !

Pour les femmes que vous recevez, quelle est la plus grande difficulté à pousser la porte du Centre Flora Tristan ?

La solitude, l’emprise, certes, mais aussi la minimisation des violences ! Quand elles se prennent pour la première fois une claque par le conjoint, une partie des femmes réagissent tout de suite. Elles décident immédiatement d’aller porter plainte, ou de partir, ou parfois même de mettre le conjoint à la porte. Cependant, beaucoup de femmes ne se considèrent pas comme étant victimes de violences. Il est d’ailleurs ancré dans la tête de certaines que parce qu’elles sont femmes, elles doivent supporter les violences de leur conjoint. Elles minimisent, et croient surtout à la possibilité que le conjoint change : « Je ne peux pas partir parce qu’il y a les enfants », « C’est un mauvais mari, mais c’est un bon père »…  D’autant plus que les enfants du couple sont souvent un moyen de maintenir la pression sur leur mère (2). S’installe alors un climat complètement pathogène. Et puis un jour, un·e ami·e, un·e proche les décide : « Ce n’est pas normal, ce que tu vis »

Par ailleurs, beaucoup de femmes nous confient : « J’ai franchi le pas de votre institution parce qu’il a levé la main sur les enfants, et ça je ne l’accepterai pas ». Elles supportent pour elles-mêmes les violences, mais dès que l’on s’en prend aux enfants, ce n’est plus possible. Enfin, d’autres corps de métiers leur ouvrent parfois les yeux : des institutrices/instituteurs en leur demandant : « Ça ne va pas à la maison ? Votre enfant a un comportement un peu bizarre… ». Ou un·e docteur·e, lors d’une consultation. Un déclic a finalement lieu, et encourage les survivantes de violences à appeler à l’aide.

La Haute Autorité de Santé (HAS) a mené et publié un projet à l’automne 2019, pour que tou·tes les professionnel·les du corps médical soient sensibilisé·es, et qu’elles/ils osent poser la question des violences lors des consultations et examens médiaux. On demande bien si l’on a des antécédents diabétiques ou cardiaques dans un examen médical. Les recommandations de la HAS consistent à ajouter au diagnostic habituel la prise en compte des violences subies ; parfois, la simple question « Êtes-vous confrontée à des violences ? » libère la parole. Il est impératif qu’un maximum de professionnel·les de la santé, du social, soient sensibilisé.es pour que la société lève enfin le voile opaque posé sur les violences faites aux femmes.

Aujourd’hui, on peut donc affirmer haut et fort que les violences faites aux femmes sont dues à une construction sociale…

Oui, j’en suis convaincue. A titre d’illustration, lorsque nous réalisons des groupes de parole avec Solidarité Femmes, les survivantes de violences se rendent souvent compte que leur histoire n’est pas unique, singulière, anormale, mais que c’est malheureusement un quotidien que partagent de nombreuses femmes. Le mécanisme est presque toujours le même. L’agression a lieu, puis intervient l’inversion de la charge de culpabilité : le conjoint n’est plus responsable d’avoir donné des coups, c’est sa compagne qui les a mérités. Ça devient la faute de la femme : « elle » n’a pas fait ci, « elle » n’aurait pas dû faire ça, « elle » est nulle.

Les violences faites à ces femmes s’inscrivent dans un continuum de violences sexistes. Elles ne sont pas un problème individuel, c’est le problème des hommes qu’elles ont en face d’elles. Les violences faites aux femmes sont surtout le problème d’une société patriarcale et machiste (dont certains hommes souffrent également, par ailleurs). Dans les violences conjugales, l’inversion de la charge de la culpabilité est caractéristique : « Ce n’est pas moi qui donne les coups, c’est toi qui les provoques », «Tu es une femme, c’est de ta faute si cela arrive ». Les violences faites aux femmes apparaissent bien comme structurelles à la société, et non pas comme quelque chose qui ne se produirait qu’à la marge. 

A l’échelle d’un Centre ouvert depuis 1978, et que vous dirigez depuis 2014,  constatez-vous dans vos statistiques une évolution positive, qui signifierait que les violences faites aux femmes diminuent ?

Je suis en poste au Centre Flora Tristan depuis sept ans maintenant, et, malheureusement, nous ne constatons pas de diminution des violences faites aux femmes. Ce phénomène reste omniprésent, trop de femmes aujourd’hui y sont encore confrontées, sans parler des enfants, qui les subissent soit directement, soit en voyant leur mère les subir. En revanche, je constate que ces violences sont de plus en plus dénoncées. Le fait qu’on en parle beaucoup plus, qu’on arrête de faire passer les femmes pour les coupables de ce qui leur arrive, qu’il y ait des campagnes d’information là-dessus… Tout cela incite plus de femmes survivantes à en parler.

Un grand mouvement contre les violences faites aux femmes est en marche. Des décisions politiques et juridiques fortes doivent converger avec des mobilisations médiatiques et militantes pour qu’un jour, dans quelques générations sans doute, ce fléau social disparaisse définitivement.

Propos recueillis par Clara Bauer 50-50 magazine

(1) « Chaque année, 219 000 femmes sont victimes de violences physiques par leur conjoint ou ex-conjoint. Dans l’immense majorité des cas, il s’agit d’un homme. (…) En France, une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son conjoint ou ex-conjoint » in Valérie Rey-Robert, Le Sexisme, une affaire d’hommes, Libertalia (2020)

(2) A propos de l’expérience infantile des violences conjugales, voir le film Jusqu’à la garde de Xavier Legrand (2017)

Lire notre dossier : les violences faites aux femmes

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