Articles récents \ France \ Économie Les pénibilités invisibles des métiers occupés par les femmes

Le 2 décembre dernier avaient lieu les amphis du MAGE, le réseau de recherche international et pluridisciplinaire, sur la thématique « Marché du travail et genre ». Des chercheuses ont présenté leurs analyses des pénibilités genrées de certains métiers, entre autres les métiers de la fonction publique, un secteur fortement féminisé. Leur objectif ? Mettre en lumière les liens entre santé au travail et inégalités femmes/hommes. 

Le MAGE a été créé il y a 25 ans et est co-dirigé depuis cinq ans par deux sociologues, Delphine Serre et Nathalie Lapeyre, et une économiste, Rachel Silvera. Centré autour du marché du travail et du genre, il est le premier groupement français de recherche sur le genre, en plus d’être un réseau de recherche international et pluridisciplinaire (30 centres de recherche et universités dans 13 pays). Cela montre que les analyses féministes des conditions de travail sont un champ d’étude en expansion.

Genre, santé et conditions de travail 

Lors de cette conférence, Florence Chappert, responsable du département Expérimentations de l’Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail (ANACT), a parlé du manque de visibilité des risques sanitaires de certains métiers majoritairement féminins. Elle indique que les accidents du travail baissent en France mais que grâce aux données genrées, on se rend compte qu’ils baissent pour les hommes et, en parallèle, qu’ils augmentent pour les femmes. Par exemple, dans les activités de services “santé, nettoyage, travail temporaire”, les accidents de travail ont augmenté de 88,7% pour les femmes entre 2011 et 2016 alors que dans le même temps, ils ont baissé de 23,9% pour les hommes.

Depuis 15 ans, les femmes sont entrées massivement dans des secteurs présentant des risques majeurs d’accidents du travail qui sont sous-évalués et donnent lieu à des politiques de prévention sous-développées, contrairement à un secteur majoritairement masculin comme l’industrie par exemple. D’autant plus qu’en parallèle, de nouveaux risques ont émergé, par exemple les risques endocriniens (1), dont on connaît encore mal les effets différés, notamment sur la santé reproductive. 

Florence Chappert explique également que les femmes des catégories socio-professionnelles ouvrier·es et employé·es sont plus exposées aux risques psycho-sociaux car ce sont des emplois avec peu de marge de manœuvre/autonomie, des horaires atypiques, des situations d’urgence, du travail morcelé, des comportements méprisants, des violences sexistes et sexuelles, un épuisement émotionnel pour les métiers du care, etc. Tout cela augmente ce qu’elle appelle le “job strain” (tension au travail), notamment pour les femmes : une femme sur quatre serait concernée contre un homme sur cinq. Pourtant, les facteurs de pénibilité inscrits dans la loi et participant au compte pénibilité ne prennent pas en compte les violences sexistes et sexuelles par exemple, alors que les chercheuses l’identifient comme un facteur de pénibilité et de stress. Pour Florence Chappert, il est donc crucial de voir la pénibilité au travail sous l’angle du genre et d’en faire un objet de dialogue social et professionnel.

Le débordement du travail sur la vie privée, le cas des enseignant·es du second degré

La sociologue Julie Jarty a présenté la recherche qu’elle a mené auprès des enseignant·es du second degré, une profession qu’elle a décrite comme difficile : “on ne se bouscule plus pour faire ce métier”. Elle a rappelé que c’est une profession qualifiée à prédominance relativement féminine (58%). Pour elle, cette profession est en conformité avec un nouvel idéal de la femme active et un nouveau modèle de relations genrées : une façon de valoriser son diplôme en atteignant l’autonomie financière, de permettre une disponibilité domestique tout en ayant une stimulation intellectuelle. Par conséquent, de très lourdes attentes pèsent sur les enseignantes en termes de charge domestique et mentale. Par exemple, il est attendu d’elles qu’elles soient d’excellentes mères et que leurs enfants soient très bons à l’école. 

Julie Jarty note aussi un épuisement au travail à cause de l’impensé du travail “hors les murs” : les enseignant·es travaillent en soirée et les week-ends. Il faut donc gérer la dispersion, c’est-à-dire l’enchevêtrement des engagements professionnels et personnels, ce que les enseignant·es présentent comme une compétence mais que Julie Jarty appelle en réalité pénibilité. Cela entraîne une multiplication des lieux de travail et ne permet pas toujours un espace de travail personnel.

Enfin, les enseignantes s’occupent de tâches désertées par les hommes comme le travail relationnel (les femmes essayent plus souvent de créer une dynamique de groupe au sein de l’équipe pédagogique), le suivi des violences/difficultés vécues par les élèves, le travail administratif… Autant d’impensés qui font que ce travail gratuit, chronophage et empreint de charge mentale n’est pas reconnu.

Une sous-reconnaissance liée au genre ? Le traitement judiciaire des accidents du travail et des maladies professionnelles

La conférence s’est finie avec l’intervention de Delphine Serre, sociologue et co-directrice du MAGE. Son constat ? Il y a un décalage entre le nombre de maladies et d’accidents liés au travail déclarés par les salarié·es et les chiffres liés à la législation. Elle en déduit que les dispositifs de reconnaissance des maladies et accidents du travail fonctionnent comme des filtres : les femmes ont une probabilité moindre d’obtenir une reconnaissance juridique de leurs maladies du travail (19% contre 36%) et accidents du travail (29% contre 41%) que les hommes. 

Dans quelle mesure le genre oriente-t-il les décisions des juges ? La sociologue explique que le genre n’est pas une question pour les juges : le cas des femmes n’est pas considéré comme spécifique. Les juges mettent en avant une supposée neutralité du droit vis-à-vis du genre. En réalité, le droit est construit au masculin-neutre et ignore donc la division genrée du travail, ce qui induit une application du droit inégalitaire entre femmes et hommes. 

Delphine Serre montre que les critères de reconnaissance des maladies et accidents du travail excluent le type de travail exercé par les femmes. Par exemple, prouver la matérialité de l’accident, c’est-à-dire qu’il a eu lieu sur le lieu et le temps de travail, est plus difficile pour les femmes, étant donné qu’elles exercent plus souvent un travail isolé et qu’il n’y a donc pas de témoins. De plus, il est difficile pour les femmes d’identifier l’élément déclencheur d’une maladie du travail car elles sont plus exposées au travail répétitif et cumulent parfois plusieurs contrats. Delphine Serre donne l’exemple d’une femme de ménage qui s’est vue refuser la reconnaissance d’un accident du travail puisqu’un témoin a indiqué que “ce n’est pas la première fois” qu’il la voit “en souffrance lorsqu’elle doit monter son matériel”

Enfin, en ce qui concerne les paroles dégradantes ou humiliantes au sein de relations hiérarchiques, la sociologue montre que les juges ont une définition sexiste de l’acceptable et de l’inacceptable. L’accident du travail est plus souvent reconnu dans le cas d’opposition verbale ou physique entre deux hommes, alors que pour les femmes, les bornes de l’inacceptable sont plus difficiles à dépasser aux yeux des juges.

Delphine Serre conclut en rappelant l’importance des enquêtes en sciences sociales pour identifier et lutter contre l’invisibilisation des pénibilités genrées, tout en mettant en garde contre les représentations essentialistes qui seraient trop stéréotypées.

Maud Charpentier, 50-50 Magazine

(1) L’appellation « perturbateurs endocriniens » renvoie aux substances chimiques, notamment présentent dans les produits ménagers, qui ont des effets toxiques indirects sur le système hormonal. Ils entraînent des modifications physiologiques, par exemple sur la croissance, le développement cérébral, ou encore la reproduction.

print