Articles récents \ Monde \ Asie La politique au Japon : un monde d’hommes ? (1/2)

De l’inégale répartition des ressources politiques au harcèlement sexuel en passant par l’auto-censure, la politique japonaise apparait hostile aux femmes. Les chiffres laissent bouche bée : avec moins de 10% de femmes élues à la chambre basse du parlement, le Japon est à la 167e place du classement Women in National Parliaments. Cependant, la politologue Mari Miura garde espoir : les Japonaises ont su s’organiser en réseaux d’entraide sororale pour faire entendre leurs voix et exiger la parité en politique.

Depuis septembre 2020, Yoshihide Suga est le nouveau premier ministre du Japon. Comme son prédécesseur, Shinzō Abe, il est membre du Parti libéral-démocrate (PLD), un parti de droite conservateur qui est au pouvoir depuis 1955. Dans son gouvernement, 21 ministres, dont deux femmes : Yōko Kamikawa, ministre de la Justice, et Seiko Hashimoto, ministre chargée des Jeux olympiques et de l’émancipation des femmes et de l’égalité des sexes.

A l’annonce de ce nouveau gouvernement, l’ancienne ministre de la défense, Tomomi Inada, a déploré ce faible nombre de femmes en déclarant que le Japon est une « démocratie sans femmes ». Et à raison !

En ce qui concerne les institutions parlementaires du Japon, les femmes ne représentent que 9,9% de la chambre basse et 22,9% de la chambre haute, ce qui place le Japon 167e dans le classement Women in National Parliaments. A titre de comparaison, la France est à la 25e place du classement et l’Arabie Saoudite est à la 114e place.

A noter : les femmes élues au Parlement japonais sont en majorité membres de petits partis politiques. Cela contribue à marginaliser les femmes politiques japonaises dans les sphères de pouvoir puisque les petits partis politiques ont moins d’influence sur le processus législatif. De plus, même si les femmes sont plus nombreuses à la chambre haute qu’à la chambre basse, il faut savoir que la chambre haute a moins de pouvoir que la chambre basse. Les lois sont votées dans la chambre basse avant d’être transmises à la chambre haute pour approbation. La chambre basse peut également annuler les décisions de la chambre haute sur des sujets importants comme la nomination du Premier ministre ou encore l’élaboration du budget.

Les femmes ne semblent donc pas réussir à faire entendre leur voix dans les hautes sphères de la politique japonaise. Comment la politologue japonaise Mari Miura explique-t-elle cela ?

Les barrières à l’entrée des femmes japonaises en politique

Selon la politologue japonaise Mari Miura, la première barrière à l’entrée des femmes en politique est liée à l’inégale répartition des ressources politiques entre femmes et hommes, un problème qui, elle le rappelle, est « universel ».

En ce qui concerne le Japon, Mari Miura explique que « les ressources dont on a besoin pour se présenter aux élections sont appelées les « trois ban« , à savoir l’argent (« kaban »), les réseaux humains (« jiban ») et un nom reconnu (« kanban ») ». En matière d’argent, les membres de partis progressistes sont généralement soutenus financièrement, alors que les partis conservateurs n’aident pas leurs candidat·es. « C’est pourquoi le Parti libéral démocrate [le parti conservateur au pouvoir] ne compte pas beaucoup de femmes parmi ses candidat·es » indique Mari Miura. Ensuite, le jiban correspond à la base de soutien au niveau local, souvent des organisations chargées de faire le lien entre les député·es et les électrices/électeurs. Mari Miura explique : « c’est plus facile pour les personnalités politiques de la deuxième ou troisième génération, le plus souvent des hommes, car ils héritent d’une base de soutien ». Au contraire, les femmes politiques doivent souvent créer une base de soutien à partir de rien, ce qui prend beaucoup de temps. La raison ? « Au Japon, les femmes doivent souvent déménager lorsqu’elles se marient (alors que les hommes ont tendance à rester dans leur région natale), ce qui signifie que les femmes sont coupées de leurs réseaux et de leur base de soutien potentielle, par exemple leurs ami·es d’école et leur famille. C’est un désavantage pour les femmes ».

Enfin, toutes ces ressources révèlent une même difficulté pour les femmes : la gestion du temps. « Les candidat·es sont soumi·es à la pression de passer la plupart de leur temps dans leur district d’origine » indique Mari Miura. « Au Japon, il y a beaucoup de festivals, y compris des festivals religieux, des festivals communautaires, etc. Les électrices/électeurs attendent des personnalités politiques qu’elles soient là symboliquement ». Or, ces attentes qui pèsent sur les personnalités politiques en termes de temps octroyé à la politique sont en contradiction avec les attentes sociales qui pèsent sur les femmes. « De nombreuses femmes manquent de temps car la société attend d’elles qu’elles s’occupent des enfants ou des membres les plus âgé·es de leur famille ». Mari Miura continue en expliquant : « les femmes recherchent un équilibre entre leur vie politique et leur vie privée, mais c’est presque impossible pour les personnalités politiques au Japon ». Elle conclut : « c’est pour cela que la politique japonaise est très masculinisée ».

Cependant, Mari Miura insiste : « ce n’est pas seulement un problème culturel ». A cela, il faut ajouter la forte concurrence liée au système électoral japonais. En effet, dans la chambre basse du Parlement japonais, il s’agit d’un système uninominal à un tour, c’est-à-dire que la personne qui obtient le plus de voix dans une circonscription remporte le siège. Comme l’indique Mari Miura « cela signifie que les personnalités politiques doivent se livrer à une compétition au coude à coude ». En conjuguant cette forte concurrence à l’inégale répartition des ressources politiques, la politique au Japon apparait comme l’exemple parfait d’un boys’ club (1) qui se reproduit de génération en génération. Les femmes semblent éternellement écartées des institutions législatives.

Un parcours politique jonché d’obstacles sexistes

Même lorsque les femmes japonaises arrivent à dépasser ces barrières, leur chemin en politique est jonché d’obstacles sexistes. Mari Miura indique que « de nombreux électrices/électeurs et dirigeants puissants croient encore que les hommes font de meilleurs dirigeants que les femmes ». Ce stéréotype genré est également très ancré chez les femmes qui ont donc tendance à s’auto-censurer parce qu’elles pensent que « la politique est un monde d’hommes et qu’elles ne sont pas les bienvenues dans la sphère politique ».

Mari Miura dénonce également le harcèlement que subissent les femmes politiques japonaises. « En japonais, il y a un mot qui veut dire « harcèlement électoral ». Cela signifie que les femmes candidates sont victimes de harcèlement de la part de certains électeurs ». Mari Miura explique que, par exemple, les autorités locales rendent l’adresse des candidat·es publique lorsqu’elles/ils se présentent à une élection. Les électeurs peuvent donc facilement trouver l’adresse des personnalités politiques et les harceler à leur domicile. « Une candidate, qui était mère célibataire, se sentait tellement menacée qu’elle a dû déménager après avoir perdu l’élection ».

Il y a aussi des cas de harcèlement et de violences en ligne. « Lorsque les femmes expriment leur opinion sur les réseaux sociaux, elles reçoivent beaucoup d’insultes, de menaces de viol ou de mort…». Pour Mari Miura, la raison est claire : « certains hommes veulent punir les femmes qui se présentent aux élections. […] Cela décourage les femmes de se lever et de s’exprimer ».

A cela, il faut ajouter le harcèlement sexiste que les femmes politiques japonaises subissent de la part de leurs pairs. Par exemple, en octobre 2018, pendant une assemblée du conseil municipal de la ville de Kumamoto, l’élue Yuka Ogata était en train de parler à la tribune quand elle a été interrompue par le président de l’assemblée au prétexte qu’elle avait quelque chose dans la bouche. Elle a expliqué qu’elle avait un rhume et qu’elle avait pris une pastille pour la gorge pour éviter de déranger l’assemblée. Et, alors qu’il n’y avait aucune règle interdisant de boire ou de manger dans les lieux, les membres de l’assemblée ont déclaré qu’elle avait nuit à l’intégrité de l’assemblée et l’assemblée a été suspendue !

Interrogée par le journal anglais The Guardian, Yuka Ogata a expliqué que cet incident fait partie d’une lutte l’opposant aux autres membres de l’assemblée, pour la plupart des hommes âgés. Le sujet de cette lutte ? Elle souhaite que le conseil municipal soit plus en adéquation avec la vie quotidienne des habitant·es de la ville. Par exemple, le Japon fait face à une énorme pénurie de services de garde d’enfants. Donc, en novembre 2017, la conseillère municipale avait choisi d’amener son bébé à une session de l’assemblée pour souligner les difficultés de beaucoup de parents au Japon, en particulier les femmes. Cette action a été saluée à l’international mais la décision de l’assemblée a été sans appel : Yuka Ogata a reçu un avertissement. Cet incident est survenu après que les membres de l’assemblée aient rejeté plusieurs de ses requêtes comme celle de pouvoir nommer un·e remplaçant·e pour voter à sa place pendant son congé maternité.

Selon une étude réalisée en 2014 par l’alliance des élues féministes (Alliance of Feminist Representatives – AFER), 52% des femmes politiques au Japon ont déclaré avoir été harcelées pendant l’exercice de leurs fonctions et 20% d’entre elles ont indiqué que cela leur arrive quotidiennement.

Malgré la monopolisation du pouvoir par les hommes depuis des décennies, la politologue Mari Miura garde espoir : une nouvelle génération de femmes, sensibilisées au féminisme et connectées par des réseaux d’entraide sororale, se prépare. Peut-être de quoi faire bouger les lignes ?

Maud Charpentier, 50-50 Magazine

(1) Le terme « boys’ club » renvoie à un réseau informel masculin. L’objectif pour les membres est de s’entraider dans leur domaine professionnel en usant de leur influence.

Photo de Une : le gouvernement de Yoshihide Suga, en poste depuis septembre 2020.

Lire la deuxième partie de l’article “La politique au Japon : un monde d’hommes ?”

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