Articles récents \ Culture \ Livres Notre corps, nous-mêmes : un classique féministe réactualisé

S’inspirer des féministes d’hier pour parler des femmes d’aujourd’hui : c’est le défi que se sont lancé les neuf membres du collectif Notre corps, nous-mêmes, lorsqu’elles se sont réunies pour écrire l’ouvrage du même nom. En revisitant le best-seller féministe Our Bodies, Ourselves publié en 1973 par le Boston Women’s Health Collective, les autrices ont décidé de parler du corps féminin. S’il est plus libre aujourd’hui qu’il ne l’était hier, il est toujours soumis à de nombreux tabous et préjugés. Elles font ainsi entendre leurs voix, et celles de 400 autres femmes.

Boston, mai 1969. En plein Women’s Lib, un groupe de femmes se rencontre lors d’un colloque organisé au Emmanuel College. Lors d’un atelier intitulé « Women and their bodies », elles partagent leur frustration face au manque de connaissances sur leur propre corps et sur ce que signifie être femme, une frustration qui donne naissance au Doctor’s Group. Elles décident alors de tout mettre en œuvre pour mieux connaître leur corps et diffuser leur nouveau savoir. C’est ainsi qu’elles publient, en 1970, Women and Their Bodies, un texte révolutionnaire qui aborde sans détours les sujets encore tabous de la sexualité et de l’avortement. Succès phénoménal, le livre est enrichi et renommé Our Bodies, Ourselves, avant d’être traduit, ou plutôt réinterprété, en 35 langues. Le collectif Our Bodies, Ourselves est aujourd’hui toujours actif, et milite pour protéger la santé et les droits des femmes.

Couverture de l’ouvrage d’origine © Boston Women’s Health Collective

En France, ce sont six femmes qui ont travaillé d’arrache-pied pour proposer, en 1977, leur traduction et adaptation. Si elle a connu un succès fulgurant à l’époque, la version française n’a depuis 1990 jamais été réimprimée. Presque tombé dans l’oubli, l’ouvrage est redécouvert par Marie Hermann, co-fondatrice de la maison d’édition féministe Hors d’atteinte, qui décide en 2016 de lui redonner un second souffle. Les neuf autrices qui forment aujourd’hui le collectif Notre corps, nous-mêmes, expliquent en introduction que, malgré des progrès certains, « le manque d’information sur notre santé et notre corps perdure, l’appropriation qu’en font les hommes et la médecine aussi, de même que l’impression constante qu’on nous infantilise ». Beaucoup de femmes ignorent presque tout de leur corps, comme le soulignent les autrices qui expliquent que « 84 % des filles de 13 ans ne savent pas représenter leur sexe ». Les tabous qui entourent les règles, la ménopause, le plaisir féminin ou encore la contraception sont encore bien nombreux. Ce n’est par exemple que depuis peu que le clitoris fait l’objet d’un réel intérêt, de la part des scientifiques mais aussi de la société. Reprenant le flambeau allumé il y a cinquante ans par les Américaines, les neuf autrices ont ainsi voulu « mettre au centre ce qui nous relie : notre corps, nous-mêmes ».

Si le flou médical et culturel autour du corps des femmes existe toujours, les enjeux ont cependant bien évolué depuis les années 1970. Certains combats ont été gagnés, du moins en partie, comme le droit à l’avortement, tandis que de nouvelles réflexions sont prises en considération. Lors de la parution de l’ouvrage d’origine, l’homosexualité était classée comme une maladie mentale, la question des transidentités n’était pas abordée. De même le terme de violences « obstétricales » n’existait pas et le viol conjugal n’était pas reconnu. Le cinquième chapitre, consacré aux violences faites aux femmes, aborde ouvertement les questions des féminicides, du viol, de l’inceste, des sujets si tabous par le passé qu’ils n’étaient pas nommés, et qui font enfin l’objet d’une indispensable attention publique et médiatique. D’où la nécessité de proposer, non pas une traduction ou une adaptation, mais une version complètement actualisée, dans laquelle les autrices ont à cœur de reconnaître que « les oppressions se croisent et se renforcent ». C’est pour cette raison que le collectif a décidé de réécrire l’ouvrage, en conservant l’esprit et la méthode de leurs prédécesseuses : partir de témoignages, d’expériences et de récits pour construire le texte. Écouter les femmes, parler aux femmes.

Notre corps, nous-mêmes est pensé comme un véritable manuel. Les cinq chapitres, intitulés « Corps et genre », « Sexualités », « Produire et se reproduire », « Santé et médecine », et « Violences et auto-défense » sont accompagnés d’un livret anatomique consacré aux organes féminins et au cycle menstruel. Chaque sous-partie se clôt sur une liste de ressources, comme des livres et des articles, des associations et sites spécialisés, ou encore des numéros utiles et démarches à entreprendre. En réalité, ce livre se consulte bien plus qu’il ne se lit, il s’ouvre à une page précise en cas de questionnement. Le ton didactique, les définitions encadrées, les schémas légendés et les photographies peuvent surprendre à la première lecture, mais ce format informatif, presque scolaire, offre la possibilité de se pencher sur le corps féminin de façon plus neutre et sereine.

Dessins de Naïké Desquesnes, Raphaëlle Morel et Katja van Ravenstein

Cette approche permet de remettre le corps féminin à sa place. Il n’est ni un mythe, ni un objet, ni une œuvre d’art, ni quelque chose de mystérieux ou de sale. C’est un corps, qui redevient alors compréhensible et accessible. En mettant des mots sur la réalité de la santé des femmes, en abordant les sujets tabous, en donnant des conseils pratiques, les autrices guident les femmes dans la compréhension d’elles-mêmes. Des positions qui facilitent l’accouchement, aux huiles essentielles qui soulagent l’endométriose, en passant par les schémas du clitoris et les techniques d’auto-examen des seins, tout ce qui peut aider les femmes à mieux appréhender le quotidien de leur corps semble être réuni en un seul « mode d’emploi ». Les autrices ont par ailleurs fait le choix de ne pas se limiter au corps en tant que réalité physique ou biologique, mais d’également explorer l’environnement et le monde dans lequel ce corps vit, ou survit. Les relations, les études, le travail salarié et domestique, le harcèlement et la charge mentale sont traités avec le même intérêt que la sexualité, la contraception, l’alimentation et le suivi médical.

Un tel manuel pourrait être froid, ennuyeux et impersonnel, mais c’est tout le contraire, grâce au travail que les autrices ont réalisé pendant les trois ans nécessaires pour (re)créer ce texte. S’inspirant pleinement de l’ouvrage d’origine, elles ont rencontré plus de 400 femmes d’âges, origines, classes sociales, orientations sexuelles et identités de genre divers, dont les témoignages servent de point de départ à chaque partie. Il est important de souligner cette volonté des autrices de s’adresser à un public aussi large que possible, aux femmes cis, trans, aux femmes lesbiennes, asexuelles, hétérosexuelles, à celles qui ne savent pas trop, aux femmes handicapées, aux adolescentes, aux femmes ménopausées… Les expériences, racontées avec naturel et honnêteté, sont touchantes et permettent de s’identifier à d’autres, de partager doutes, craintes et interrogations. Le texte devient vivant. C’est alors que le « nous » du titre prend tout son sens, que le groupe des femmes apparaît, à la fois uni et diversifié, composé d’une pluralité d’expériences parmi lesquelles chacun·e est libre de se retrouver.

Notre corps, nous-mêmes est un outil rassurant, vers lequel se tourner pour se sentir écouté·e, compris·e, un peu moins seul·e, un « manuel de libération en milieu patriarcal » pour reprendre le titre de l’article consacré à l’ouvrage par Les Inrocks. Même si, comme le disent les autrices en conclusion, « on ne détruit pas le patriarcat en écrivant un livre », celui-ci participe aux bouleversements de son époque. Il se clôt sur ces mots : « continuons à créer des espaces de rencontre, de parole, d’action, où nous prenons conscience, peu à peu mais de plus en plus vite, que nous renversons le monde ».

Lou Cercy 50-50 Magazine

Notre corps, nous-mêmes, Ouvrage collectif, Éditions Hors d’atteinte, 2020.

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