Articles récents \ Monde \ Europe La fuite d’une mère et d’une grand-mère ukrainiennes pour la France
Ce jour-là, intense émotion pour Tatiana : à l’aéroport de Nice, cette quadragénaire mentonnaise d’origine ukrainienne tombe dans les bras d’Irina et de Lubov, sa mère et sa grand-mère, enfin arrivées en France après des jours de périple pour fuir la ville de Kherson aux mains des troupes russes. Un immense soulagement après des jours d’angoisse pour toutes les trois. « On craignait que ma grand-mère ne survive pas au voyage : elle a 86 ans, elle a du mal à marcher et il fait encore zéro degrés la nuit » , explique Tatiana. C’est la première fois que Lubov vient en France et qu’elle découvre ses arrières-petits-enfants.
A présent, Tatiana héberge sa mère et sa grand-mère, mais aussi son père, dans un appartement sur les collines de Menton. Une situation d’autant plus difficile que sa mère et son père se retrouvent dans le même logement alors qu’ils sont séparés depuis des années. En effet, le père devait rentrer en Ukraine et s’est retrouvé bloqué en France.
Deux mois d’angoisse à Kherson, ville de 300000 habitantes située à 70 km de la mer Noire, entre Odessa et la Crimée
« Quatre jours après mon arrivée à Kherson, on a été réveillées très tôt en entendant des bruits de bombardement. On a appris par la télévision que la guerre avait commencé« , témoigne Irina qui vit entre la France et l’Ukraine.
Le deux-pièces de Lubov est au rez-de-chaussée d’un immeuble qui n’a pas de sous-sol où s’abriter. Jusqu’à présent, l’immeuble n’a été touché et la ville n’a à ce jour pas subi la dévastation qu’a enduré la ville de Marioupol. L’objectif des Russes : prendre Kherson pour son pont qui permet de traverser le Dniepr, mais aussi pour rouvrir le canal d’adduction d’eau vers la Crimée, que l’Ukraine avait fermé quand la Crimée avait été annexée par Moscou en 2014.
« Les premiers jours de guerre, c’était la panique. Tout le monde s’est rué dans les magasins pour faire des provisions. Les pharmacies étaient dévalisées, il y avait la queue partout. Les transports ne fonctionnaient plus », raconte Irina. Les soldats russes étant là, les deux femmes n’osaient plus sortir de leur quartier. Ce n’est que lorsqu’elles pourront enfin quitter Kherson qu’elles s’apercevront qu’une partie de la ville a beaucoup souffert et que des magasins et des bâtiments ont été dévalisés et brûlés.
« J’ai vu des militaires russes près de chez ma mère, dans les bâtiments de nos services de sécurité, qui n’avaient pas eu le temps de détruire des documents. Les soldats arrêtaient des gens chez eux. Puis, au bout de quelques jours, des commerces ont commencé à rouvrir. Mais il fallait faire la queue pour tout, durant quatre heures, six heures, sept heures… L’argent n’arrivait qu’une fois par semaine. Il n’y avait plus de viande ni de produits laitiers. De temps en temps, des fermiers venaient vendre leurs produits. Mais l’aide humanitaire était bloquée. Et les Russes ont pillé les champs pour se nourrir et pour alimenter la Crimée qui souffrait de la sécheresse par manque d’eau », continue Irina.
Dès le début de la guerre, Tatiana a insisté auprès de sa mère au téléphone qu’il fallait qu’elle parte. Mais Irina ne voulait pas car elle craignait que ce soit trop dangereux, et surtout elle refusait de laisser sa mère seule à Kherson.
Mi-avril : les deux femmes se décident à partir
« Quand on a appris les massacres de Boutcha, on a eu peur, beaucoup de gens ont voulu s’enfuir, il y a eu des embouteillages monstres sur les routes », explique Irina en montrant des vidéos sur son téléphone portable. La crainte d’Irina, de Lubov et de leur famille, que les forces ukrainiennes reprennent Kherson et que la ville soit détruite. De plus, les médicaments ont commencé à manquer, alors qu’Irina en a besoin car qu’elle n’a plus de thyroïde.
Elles ont fini par se décider à fuir, or elles n’ont pas de voiture et la gare a été bombardée. « Un de mes cousins à Kherson est allé acheter des billets de car à une compagnie privée pour ma mère et ma grand-mère », raconte Tatiana. 300 € par personne pour aller à Tbilissi, en Géorgie, à 1200 km, en passant par la Crimée et une petite partie de la Russie. C’était la route la plus sûre. Dès le lendemain, Irina et Lubov prennent un taxi pour rejoindre le point de départ du car, en n’emportant qu’une seule valise pour deux. Les cousins, qui ont dû rester à Kherson, veilleront sur l’appartement de Lubov autant qu’ils pourront.
Trois jours de voyage en bus non-stop et une dizaine de barrages russes
« Dans le car, pas de toilettes. Le chauffeur nous avait demandé de vider nos téléphones pour que les Russes ne tombent pas sur des choses ou sur des adresses qui ne leur plairaient pas », raconte Irina. « On stoppait le moins souvent possible. Les arrêts étaient minutés. On dormait dans le car. On a franchi une dizaine de barrages russes. A chaque fois, il fallait payer. Les soldats montaient et il fallait leur montrer nos papiers. Ils faisaient descendre les hommes sur lesquels ils avaient des doutes, mais ils les ont laissé remonter. »
Il a fallu trois jours au car pour arriver en Géorgie. « Ce n’est qu’à ce moment- là qu’on s’est senties en sécurité », souffle Lubov. « Les Géorgiens ont été accueillants et très compréhensifs. Mais je n’avais pas de passeport et mes documents d’identité étaient écrits en cyrillique. Air France nous a renvoyées sur l’ambassade ukrainienne en Géorgie, laquelle nous a renvoyées sur l’ambassade française, qui a été très efficace. Dès le lendemain, nous avions un laissez-passer d’un mois. »
Irina et Lubov s’envolent alors de Tbilissi pour Istanbul avec des billets d’avion pour Nice achetés par Tatiana. En Turquie, Irina et Lubov constatent un nombre important de réfugié·es ukrainien·nes qui ne savaient pas où aller.
« On a de la chance », se réjouit Tatiana. « Ma mère et ma grand-mère sont saines et sauves. On a un logement pour les héberger ainsi que mon père. On ne fait pas trop de projets car on ne sait pas combien de temps la guerre va durer. Je ne pensais pas que ça prendrait cette ampleur ! Mais c’est peut-être la seule chance de l’Ukraine pour sortir des griffes de la Russie. C’est un pays martyr, indépendant depuis vingt ans, et qui veut le rester. »
Tatiana pense aussi à sa tante et à ses deux cousins qui n’ont pas pu quitter Kherson parce que l’un d’eux s’est fait opérer d’une jambe. Il y a déjà pas mal de réfugié·es ukrainien·nes en France. Pourra-t-on les accueillir ici ? Il faut aider tous celles/ceux qui sont encore là-bas. Elles/ils en ont peut-être encore plus besoin que celles/ceux qui sont arrivées les premières en France. En espérant que cet appel soit entendu. Irina et Lubov n’ont pas vu elles-mêmes de morts, ni d’exactions. Mais Irina a filmé avec son téléphone portable une manifestation anti-russe le 21 mars avec des drapeaux ukrainiens sur la grande place de Kherson, dans laquelle on entend « Russians go home » et des tirs et une explosion.
Selon Irina, des civils anti-Russes auraient disparu. D’après des témoignages, au moins onze femmes auraient été violées à Kherson, cinq seulement ayant survécu à l’agression. Comme tou·tes les Ukrainien·nes, Irina évoque surtout les exactions russes dont on parle à Boutcha, Irpin, Borodianka… Les témoignages de disparitions, d’exécutions sommaires, de tortures, de viols de femmes et d’enfants dans plusieurs villes d’Ukraine se multiplient.
Alex Clairel 50-50 Magazine
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