Articles récents \ Chroniques Chronique l’aire du psy : Points de bascule
Lorsqu’on va voir une pièce de Sarah Pèpe, le questionnement sur les dynamiques de pouvoirs va nécessairement être en jeu. On la sait féministe, au sens où l’autrice questionne les politiques de domination, de discrimination, d’égalité. Déjà en 2006, elle publiait La ligne (1), une courte pièce dans laquelle se déployait l’installation des pouvoirs au travers de la mise en place d’une ligne et des agencements auxquels elle donnait lieu.
Avec Points de bascule, les retrouvailles de deux sœurs dans le monde de la grande distribution nous entraînent dans l’exploration des soubassements des pouvoirs. Un conflit social naît de la sanction d’une hôtesse de caisse dans un magasin. Le contraste entre les deux sœurs est saisissant : la blonde et la brune, la cadre et la demandeuse d’emploi, la respectueuse du règlement et l’insoumise, la mère de famille et la sans-attaches. Ce qui les oppose dans leurs places respectives relève-t-il de l’intrapsychique ou du politique ? A celles/ceux qui supposeraient que la psychanalyse ne serait pas aux prises avec la politique, nous les invitons à voir cette pièce. Oui, l’histoire familiale pèse sur notre devenir, pas question pour autant de psychologiser les violences sociales pour les dépolitiser ! Sarah Pèpe nous en fait une éclatante démonstration.
L’espace de l’histoire familiale a forgé le destin des deux sœurs, prisonnières de rôles, dont elles se pensaient chacune détentrice, alors que la partition, qui leur était assignée, les dépassait. Les parents ont généralement un coup d’avance à l’image du pouvoir libéral, lequel dispose du temps à venir, fort de l’expérience d’un passé ignoré des protagonistes. Les sœurs prennent en quelque sorte le train en route, comme les dirigeant·es soumis·es au pouvoir anonyme des actionnaires. L’affreux patron n’est en fait qu’un pantin maltraitant, dont le marionnettiste reste insaisissable. La lutte tant politique que syndicale ne remporte de victoires qu’à court terme. Mais tant que les déterminants de l’oppression au service de la rentabilité se tiennent dans l’ombre, la contestation, lorsqu’elle aboutit, reste au présent. Les « acquis sociaux » ne sont plus d’actualité. Parler de «conquis sociaux» inscrit plus vigoureusement le conflictuel dans le quotidien.
Dans cette pièce de Sarah Pèpe, nous circulons entre les pouvoirs du dire et de l’entendu. Point de bagout dans tout cela, mais des répliques en miroir qui confrontent le pouvoir à la réversibilité de ces préconisations injonctives : la culpabilisation peut changer de camp selon le point de vue adopté. Par exemple sur le coût d’une grève : est-ce à l’entreprise ou aux grévistes que cela coûte ? Qui en fait les frais ? Qui se montre déraisonnable ? A un «Tu sais ce que ça nous coûte ? » répond un « tu sais ce que ça leur coûte ? » Non, s’engager dans une grève n’est pas anodin, c’est une lutte pied à pied où la détermination se mesure à l’aune de qui a le plus à perdre. Les actes de prestance, les coups d’éclats rivalisent avec les mesures répressives ou d’intimidation.
La lutte sociale trouve son dénouement. Nous revenons vers les sœurs par une confrontation de leurs imaginaires construits sur les non-dits, les perceptions et attendus qui en découlent, ainsi que les récits d’une réalité induite par ces constructions. Lorsque ces récits viennent à se rencontrer au travers de leur énonciation, un écart se creuse : les réalités se défont alors dans la confrontation au point de vue de l’autre. Le dévoilement de ce qui s’opposait dans l’ombre ouvre sur une nouvelle réalité.
» Choisit on sa vie ? » questionne l’une des sœurs. C’est une vraie question, mais doit-on la subir ? Avec le théâtre de Sarah Pèpe, il ne saurait en être ainsi !
Daniel Charlemanaine 50-50 Magazine
Texte et mise en scène de Sarah Pèpe, avec Sophie Vonlanthen et Tessa Volkine.
A la Manufacture des Abbesses, 7 rue Véron, Paris 18ème du 26 mai au 5 juin 2022, jeudi, vendredi samedi à 21h et dimanche à 17h.
1 Sarah Pèpe La Ligne, in La scène aux ados 4, Promotion théâtre, Ed. Lansman, 2006