Articles récents \ DÉBATS \ Témoignages JOY Concept, une boutique de jouets non-genrée et anti-stéréotype

Joy Fleutot vend des jouets, des habits et des livres pour tous les âges et surtout, pour toutes/tous, sans se soucier du genre. Anti-stéréotype, la boutique encourage toutes/tous les enfants à choisir leurs activités et à poursuivre leurs passions sans le diktat des rôles sexistes, trop souvent imposés aux enfants dès leur plus jeune âge. 

J’ai fondé JOY Concept, une boutique aux valeurs fortes, au coeur de Strasbourg. J’avais le projet en tête depuis cinq ans et cela fait maintenant deux ans qu’il s’est concrétisé ! Je tiens donc cette boutique non-genrée pour enfants où les champs des possibles n’ont pas de limite. Les filles et les garçons y sont invité·es, aux côtés de leurs parents, à découvrir des rayons organisés par âge et non par genre.

Dans les magasins de jouets, habituellement, il y a un rayon tout rose avec des poupées, des robes et des ustensiles de cuisine à côté d’un rayon tout bleu avec de fausses armes, des jeux liés aux sciences et des ballons de foot. Et, pour éviter que quiconque ne puisse s’y méprendre, il est souvent écrit sur une pancarte ou au sol “rayon fille” et “rayon garçon”… Ces rayons aux colorimétries strictes paraissent normaux. Personne ne se pose de questions sur leurs raisons d’exister, alors qu’ils conditionnent nos vies futures. Il ne suffit pas de dire “ c’est bizarre les femmes ne sont vraiment pas intéressées par les sciences, nous manquons d’ingénieures ”. Il faut peut-être commencer à se poser les bonnes questions. Les jouets ne sont pas que du divertissement, c’est aussi et surtout de l’apprentissage. Si on offre des vaisseaux spatiaux aux garçons, alors oui, ils sont plus à même de devenir astronautes que les filles à qui on n’a même jamais montré une femme dans une combinaison spatiale. 

Pour JOY Concept, j’ai voulu changer cette vision qui me semble archaïque. Chez moi, les enfants ont accès à tous les jouets dans toutes les couleurs puisque tout est au même endroit. Cela ne veut pas dire que je n’ai pas de dinettes ou de voiturettes, c’est juste qu’elles sont à côté les unes des autres. Ainsi, chaque enfant peut se sentir libre de choisir ce qu’elle/il préfère vraiment. 

Le pire, c’est qu’il y a beaucoup de jeux géniaux, éthiques et colorés qui existent depuis des décennies. Il y a aussi des maisons d’édition engagées qui font des ouvrages originaux ne promouvant pas le cliché du petit chevalier courageux et de la princesse fragile. Il faut juste chercher, très longtemps, pour les trouver. Je trouve cela anormal qu’il faille fournir un tel effort pour trouver des choses qui ne sont juste pas sexistes. Ce sont les sexistes qui devraient avoir des difficultés, pas l’inverse ! C’est pour réunir tous ces produits que j’ai créé JOY Concept. Pour montrer aux gens qu’il est possible de faire différemment. J’ai ouvert la boutique dans le but de pouvoir discuter de ces questions d’éducation avec les parents. 

A l’époque où j’ai lancé le projet, on commençait à peine à parler des inégalités vécues par les adultes, sans faire le lien avec l’éducation donnée aux enfants. Pour moi les deux sont complètement corrélées. On ne peut pas parler d’égalité femmes/hommes sans parler d’égalité filles/garçons.

J’ai fait des études de commerce et de marketing. En cours, les professeur·es nous enseignaient la segmentation de marché. C’est-à-dire que l’on divise sa cible en plusieurs catégories pour s’adresser au mieux à chacune d’entre elles. La première de ces catégories est … bien évidemment … le sexe ! Elles/ils disaient que “ déjà, on ne vend pas la même chose aux filles et aux garçons. En plus de cela, quand on leur vend la même chose, il ne faut surtout pas le faire de la même manière ”. A l’école, les professeur·es m’ont dit que pour vendre aux femmes, il fallait mettre en avant que le produit était doux, rond et rose. Soit disant tout comme elles. Ce qui n’est que cliché et stéréotypes dépassés. Ce marketing genré est une invention des années 70 pour vendre plus.

J’ai beaucoup déconstruit les injonctions sexistes que j’avais internalisées et c’est un sacré travail sur soi que tout le monde devrait faire. J’ai changé, et heureusement. J’ai déjà dit d’une femme qui n’était pas maquillée qu’elle “ ne prenait pas soin d’elle ”. Cette pensée, j’estime ne pas l’avoir choisie. Je pense qu’on me l’a inculquée. Ce n’est qu’entre 20 et 25 ans que j’ai vraiment réussi à me défaire de cette façon de penser. Se déconstruire, c’est beaucoup de travail. On devrait peut-être plutôt penser à se construire autrement.

Dans mon métier, il n’y a pas que la vente. Une grande partie de ce que je fais est aussi de la pédagogie. Je suis souvent amenée à parler aux client·es. Je les invite à se poser des questions qu’elles/ils n’ont pas l’habitude de se poser. Quand quelqu’un rentre chez JOY Concept en demandant « j’aimerais des chaussures pour filles s’il vous plaît », je fais l’idiote et leur réponds « Super ! J’ai beaucoup de chaussures. Mais c’est quoi au juste des chaussures pour filles ? C’est une couleur ? Une forme ? Un motif ? Une matière peut-être ? Dites moi. Je ne sais pas. » Après ces discussions, les gens ressortent du magasin pas forcément convaincus à proprement parler mais, je l’espère, avec des questionnements. 

Pour ce qui est des retours que je reçois, j’ai remarqué qu’ils sont généralement soit très positifs, soit très négatifs. Il y a rarement un entre deux. Après avoir expliqué que je veux combattre les stéréotypes, j’ai déjà entendu quelques pépites : “ c’est pas des problèmes d’enfants ”,” ça va faire des homos ”, “ la civilisation est en perdition ”, “ va t’épiler avant de parler « , “ il y a des gens qui meurent de faim, occupe toi plutôt de ça ”, “ elle parle de stéréotypes et elle est en jupe ” ou encore “ personne n’oblige les filles à aimer le rose, c’est juste normal ! ”. Ces retours, je les vois surtout quand un article de presse sur ma boutique sort. Les gens dans les commentaires de ces médias n’ont clairement jamais entendu parler de ces sujets et font des retours avec une passion exagérée. 

Un jour, j’ai reçu un mail d’un homme qui m’expliquait que “ à 60 ans, il n’avait jamais vu de connerie aussi monstrueuse ”… Et c’était un 24 décembre ! Le jour de noël, cet individu s’est tellement senti bousculé par mes idées qu’il a pris le temps de m’écrire un message long comme le bras pour me critiquer. Sur le coup, j’en ai un peu ri mais avec du recul, je me dis que c’est quand même assez triste. Les gens comme cet homme ont tellement intériorisé ces clichés qu’ils prennent mes réflexions sur le sujet comme une attaque personnelle. 

Je pense que c’est parce nous aimons penser que nous avons un libre arbitre et que nous ne sommes pas des moutons. Alors qu’en vérité, c’est souvent loin d’être le cas. Nos goûts, si nous pouvons vraiment les appeler nôtres, sont déterminés par notre entourage, notre milieu social et l’environnement au sens large. Moi je sais parfaitement que si j’étais née avec un pénis, je n’aurais pas grandi de la même manière, et donc, je ne serais pas la personne que je suis aujourd’hui. Personnellement, j’en ai conscience, mais cela reste un sujet très clivant sur lequel beaucoup de gens ne sont pas prêts à s’aventurer. 

Heureusement, je ne fais pas tout ce que je fais pour ces gens-là. Je le fais pour les nombreuses personnes ouvertes d’esprit qui sont prêtes à remettre en question ce qu’elles ont toujours considéré comme étant une norme irréfutable. 

J’espère que beaucoup d’autres familles viendront pousser ma porte.

Propos recueillis par Eva Mordacq 50-50 Magazine

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