Articles récents \ Culture \ Arts Louise Barbu, un parcours audacieux et inclassable dans la peinture abstraite

Récemment, plusieurs expositions et travaux de critiques d’art ont remis au premier plan les œuvres de femmes peintres que la scène artistique avait injustement ignorées ou sous-estimées, donnant plus volontiers la vedette à leurs contemporains masculins. Dans le prolongement de ces redécouvertes, la galériste Françoise Livinec expose, du 3 août au 28 août, à l’Ecole des Filles de Huelgoat – Centre d’art, seize œuvres de la peintre Louise Barbu (1931-2021). Des peintures puissantes et inventives qui associent sensualité, poésie et goût du paradoxe.

Louise Barbu a d’abord utilisé de simples végétaux ramassés en bord de chemin et collés sur des fonds vivement colorés. L’artiste élaborait ainsi des compositions abstraites, en mouvement, d’une surprenante poésie. Au milieu des années 70, les éléments végétaux laissent la place à des formes beaucoup plus organiques, moléculaires, corporelles, peintes à l’huile. Ces œuvres aux modelés sensuels vont séduire la célèbre galériste Iris Clert. Celle-ci exposera les peintures de Louise Barbu à de nombreuses reprises

Ce sont les tableaux de la période « Iris Clert » que Françoise Livinec a choisi de montrer cet été à l’Ecole des Filles de Huelgoat, dans le cadre d’une saison sur le thème artistique et littéraire de Réveiller l’eau qui dort…

Géographie insoumise et perchoirs sentimentaux

Les tableaux de Louise Barbu nous invitent dans un monde très insolite. On ne sait s’il doit son étrangeté aux profondeurs de la matière ou à un théâtre cosmique. Mais, si l’on suit les titres de l’artiste, notre dépaysement tient sûrement à la rencontre de quelques Molécules impudiques ou ADN spatial au-delà des interdits.

Sitôt entré dans la danse, l’œil se trouve dévaler de Perchoirs sentimentaux vers des rondeurs pour le moins suggestives et troublantes. Le voilà acrobate malgré lui de ces Caresses de vie, explorateur de territoires ambigus, d’un royaume visiblement ignorant de la ligne droite.

Dans le vertige de pans de couleurs en suspension, comme en apesanteur, le regard cherche des signes familiers. Il guette quelques repères oubliés par le Tailleur d’espaces où accrocher son amarre. Or une intuition échappe aux doutes de cette immersion, celle d’un voyage intérieur, tout mental. Faut-il attribuer cette impression au traitement particulier de l’abstraction ? Les contours des éléments sont d’une extrême précision. Pourtant, ils ne révèlent aucun objet identifiable de façon sûre. Les architectures d’éléments, embrassés dans des Connivences nocturnes et furtives, laissent par leur mystère le champ libre à l’interprétation. Se pourrait-il, dans ce théâtre, que seules des présences soient visibles ? Des âmes, qui sait ? Mais des âmes encloses dans des enveloppes singulièrement voluptueuses !

Chaque élément a sa propre lumière

Sans doute faut-il attribuer le climat original de ces univers à la lumière, si particulière qu’on ne peut la rattacher à aucune tradition picturale. Non que Louise Barbu ait rejeté en bloc cette tradition : son alchimie savante de la peinture à l’huile montre assez qu’il n’en est rien, tout comme la précision, la patience que sa facture a imposé au pinceau. L’originalité relève d’un autre ressort : dans la peinture classique, la lumière se manifeste par une source d’éclairage unique. Avec la perspective, elle crée ainsi une continuité entre les éléments du tableau, le rendant à l’image du monde. Louise Barbu, à l’encontre de ces conventions, s’est plu à élaborer des modelés qui n’obéissent pas à cette règle, qui n’admettent pas une source unique de lumière. Au contraire, l’artiste a donné à chaque élément sa clarté propre. Comme si l’enveloppe de chaque forme se trouvait illuminée de l’intérieur, comme si la lumière naissait et s’évadait de sa couleur. Par ce moyen, Louise Barbu affirmait l’autonomie de figures qui jamais ne fusionnent. Elle suggérait du même coup, de façon très originale, les différences profondes, les discontinuités du monde ; les ruptures aussi, à partir desquelles il faudra inventer les règles des jeux qui recréeront le lien perdu.

Cette lumière, paradoxale pour la vision courante, a emprunté dès le départ à l’humeur Dada la provocation, mais sans céder pour autant à la fièvre iconoclaste de ce mouvement artistique. Bien au contraire, l’esprit de paradoxe sert ici d’énergie bâtisseuse ! Il inspire à tout moment le dessin des formes, leur structure jaillissante et charpentée à la fois. On le retrouve en particulier dans le mariage si singulier du « net » et de l’inconnu.

Une philosophie cachée derrière un jeu de formes empreint d’espièglerie

Par quel tour de force la construction, soumise aux tensions contraires des paradoxes, aux libertés de Voluptés vagabondes, trouve-t-elle son unité, son équilibre ? Le mérite en revient à la magie de la ligne courbe. C’est elle qui rend possible la rencontre de figures inconnues, leurs cheminements intrigués, les conciliabules amoureux. L’arrondi organise les connivences, les épreuves. Il joue de la sensualité, de l’humour propre à la rondeur pour tempérer les défis. Car tout, autrement, risquerait de faire éclater l’enveloppe lisse qui entoure les éléments. Notamment la couleur car l’artiste, remarquable coloriste, a poussé le défi des tons à l’extrême.

Certaines œuvres, qu’Iris Clert appela par jeu « Les Invisibles », laissent fondre les contours des formes dans des teintes nacrées, laiteuses, d’une énigmatique pâleur. D’autres œuvres, appartenant à la série des Nocturnes, jouent à l’inverse sur les camaïeux de noirs pour composer des Brillances nocturnes, des Éclats d’ombre.

Quant aux œuvres plus tardives, celles de Bibliothèque de Lumières par exemple, elles convient les tons les plus vifs, les jaunes toniques, les rouges impétueux, pour créer des embrasements colorés, des Roulements de Lumières.

Au cœur de ces Écluses de feu, c’est toujours l’enveloppe des formes qui préserve comme une peau l’intégrité des éléments, leur histoire intérieure. Leur secret aussi, leurs inquiétudes sans doute, leur muette douleur peut-être, de sorte que les contours ne laissent paraître, dans leurs déformations, que les Parcours fruités de la passion.

Cette architecture faite d’opposés conciliés, comme attirée par la difficulté de l’exercice, veut en repousser sans cesse les limites. Or, le rendez-vous, dans l’embrasure du tableau, d’éléments nés de lumières différentes ne reflète pas seulement les raccourcis de lieux et d’époques que la modernité suscite en permanence. Il en figure aussi une harmonie, à la fois possible et utopique ; une entente bâtie sur la table rase des illusions, suivant la lettre d’un « optimisme par pessimisme ».

Stéphane Aufil poéte

Exposition du 3 août au 28 août 2022. Vernissage le samedi 6 août 2022 à 11h.

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