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Tout le monde savait est une pièce adaptée du livre de Valérie Bacot et jouée par Sylvie Testud, seule en scène. Un one woman show magnifique que l’on peut aller voir jusqu’au 30 décembre au Théâtre de l’Œuvre à Paris

Cette affirmation, en forme d’acte d’accusation est le titre du livre autobiographique de Valérie Bacot et de la pièce de théâtre d’Élodie Wallace qui relatent le calvaire d’une enfant violée, devenue adulte victime de violences conjugales et prostitutionnelles perpétrées par le même homme. Cet homme n’apparaît pas sur la scène du Théâtre de l’Œuvre mais il est omniprésent sur la scène et dans le texte de ce one woman show extrêmement audacieux, sobrement mis en scène par Anne Bouvier.

Il faut de l’audace en effet pour jouer avec tout le talent de Sylvie Testud le rôle d’une femme condamnée pour meurtre en 2021, et il fallait encore plus d’audace à cette femme, en 2016, atterrée par la menace de voir sa fille de 14 ans subir le même sort qu’elle, pour tuer son bourreau. Elle est condamnée, mais sort libre du tribunal, du fait de la détention qu’elle a déjà effectuée.

La réalité des quarante ans de la vie de Valérie Bacot se retrouve sur scène pendant un peu plus d’une heure, et le public reste suspendu aux lèvres de l’actrice qui incarne la simplicité et la candeur de l’enfant, la terreur de l’adolescente, la résignation de l’adulte.

Dans un tourbillon de mots à la première personne, Sylvie Testud décrit avec une intensité rare cette atroce succession de violences comme une accumulation cauchemardesque. Elle raconte comment son bourreau, appelé « l’autre » dans la pièce, la brutalise, la viole, comment elle tombe enceinte de lui avant sa majorité, comment il l’enferme et la séquestre, exerce un contrôle coercitif pour s’assurer de sa soumission, exerce sur elle des violences physiques et psychologiques continues, la prostitue à des clients recrutés sur internet. …On ne peut pas y croire, c’est comme de la mauvaise fiction où l’autrice aurait exagéré.

Une  pièce magistralement jouée par Sylvie Testud

Mais Sylvie Testud donne corps à ces accusations, avec une énergie qui est à la fois celle du désespoir, de Valérie Bacot et celle de l’actrice qui offre tout son art pour faire la transmission au public. Elle prend à témoins celles et ceux qui étaient là et sont resté·es muets : les personnes qui savaient, et qui n’ont rien fait. Elles sont nommées et habilement esquissées par l’actrice elle-même, qui écrit successivement et rageusement leurs noms à la craie sur les tableaux noirs qui constituent une part du décor. Au fur et à mesure que la pièce se déroule, la liste s’allonge dénonçant l’inaction des personnes responsables.

Le verdict est terrible, le public se sent emmené dans cette culpabilité collective d’avoir vu, d’avoir su et de n’avoir rien fait. Cette culpabilité ne s’arrête pas aux noms écrits à la craie : enseignant·es, gendarmes, belle-sœur, juges…Elle déborde du cadre de la pièce, elle contamine le public et à travers lui, toute la société. Nous toutes et tous avons dans nos classes, dans celles de nos enfants, dans notre voisinage, dans nos familles, des enfants violé·es, que personne n’écoute, que personne ne voit ni n’entend, qui s’étiolent dans une vie de fuite permanente, d’absence d’elles-mêmes, de traumatismes multiples. Le calvaire de Valérie Bacot avait lieu dans la France du 21 ème siècle et force est de constater que cela reste possible dans le présent et à l’avenir : « tout le monde » c’est nous. 

Nous connaissions Sylvie Testud à l’écran avec presque toujours des rôles de personnages décalés affrontant une société plus ou moins hostile, comme dans Stupeur et tremblement. Ici elle joue un personnage extrême, un rôle d’une femme broyée par le système patriarcal qu’elle ne comprend pas. Cependant, l’actrice, à instar de Valérie Bacot, la fait tenir debout tout le temps malgré les coups, les insultes, la tyrannie, l’exploitation sexuelle, elle est là, inextricablement fragile et forte à la fois, sur ses gardes tout le temps. L’actrice parvient à réaliser le tour de force de montrer plutôt la résilience constante et la dignité de cette jeune femme survivante de la barbarie, qui protège ses enfants jusqu’au bout et attend qu’ils aient 18 ans pour les envoyer au commissariat.

Sylvie Testud est éblouissante d’humanité malgré l’horreur endurée dans ce seule en scène où elle tire parti d’une mise en scène minimaliste mais terriblement efficace. La cuisine réduite à quelques meubles, où elle évolue, durant quasiment toute la pièce, est l’espace domestique dans lequel elle est enfermée comme toutes les femmes violentées, isolée volontairement et implacablement des autres, elle est la proie de son bourreau qui vient la tyranniser tous les soirs. On sent l’attente de la femme traquée et on admire sa résistance et le jeu admirable de l’actrice qui a choisi de transmettre ces messages avec une conviction peu commune. On en sort bouleversé·e.

Florence-Lina Humbert 50-50 Magazine et Roselyne Segalen 50-50 Magazine

Photo de Une : Lisa Lesourd

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