Articles récents \ France Suzy Rojtman : «Le capitalisme a totalement intégré le patriarcat dans son fonctionnement»

Militante féministe aguerrie, co-fondatrice du Collectif Féministe Contre le Viol, Suzy Rojtman est aujourd’hui porte-parole du Collectif National pour les Droits des Femmes. Elle a récemment publié le livre : Féministes ! Luttes de femmes, lutte de classes.

Comment caractériser le rôle et la présence des femmes pendant Mai 68 ?

Les femmes sont partout pendant mai 68, elles sont dans les Assemblées Générales, dans les manifestations, dans les meetings, dans les occupations d’usine. Physiquement, elles sont partout, mais c’est l’expression politique féministe qui est absente. Le patriarcat n’est pas remis en question pendant Mai 68, ce qui étonnant car c’est une période d’anti-autoritarisme très fort, et de remise en question de tous les rapports sociaux. On remet en question les rapports de pouvoir entre professeur·ess et étudiant·es, entre patron·nes et ouvrier·es, mais pas celui entre les hommes et les femmes. Il faut attendre 1970 pour commencer à voir émerger cette expression politique féministe.

Décrivez-nous votre expérience au sein du Mouvement de Libération des Femmes, comment selon vous l’expérience des féministes marxistes se différenciait des autres ?

Je faisais partie à l’époque de la Ligue Communiste Révolutionnaire, qui avait décidé, après un débat, d’être dans le MLF, bien que beaucoup de militantes n’avaient pas attendu ce signal pour rejoindre le mouvement. Nous avons donc été relativement tôt engagées dans le MLF, nous croyions au début que c’était la grande révolution socialiste qui allait tout arranger et mettre fin à

l’oppression des femmes. Nous nous sommes vite aperçues que cela ne serait pas le cas. C’est ce que l’histoire nous avait déjà appris, des efforts sont faits au début, mais sont très vite balayés : ce fut le cas pendant la Révolution russe, ou la guerre de libération nationale algérienne. D’un autre côté, notre expérience personnelle nous avait montré que ce n’était pas juste une lutte du travail par rapport au capital qu’il fallait mener, il y avait aussi une lutte contre l’oppression des femmes et le contrôle de leur corps. Nous nous sommes rejointes sur la question de la lutte contre les violences et pour l’avortement. Notre apport spécifique a été de dire qu’il était nécessaire de créer des groupes de femmes dans les quartiers et dans les entreprises, et de ne pas seulement fonctionner via de petits groupes thématiques ou des grandes Assemblées Générales où la prise de parole n’était pas évidente. C’est comme cela que nous avons pu nous implanter, que ce soit avec les groupes femmes, ou les commissions syndicales femmes.

Comment avez-vous lutté pour dépasser le sexisme, y compris dans les organes de gauche dont la CGT ou le PCF ?

Certaines organisations d’extrême gauche étaient en opposition avec le MLF. Le Parti Communiste Français était à cette époque hégémonique au sein de la gauche et voulait contrôler les mouvements sociaux. Il était, dès Mai 68, et même avant, en antagonisme avec les organisations d’extrême gauche qui remettaient en cause cette hégémonie. La Ligue Communiste Révolutionnaire faisait partie des organisations les plus ouvertes au MLF, les plus investies, avec l’Alliance Marxiste Révolutionnaire et Révolution ! Vive la Révolution, qui était un parti d’extrême gauche d’obédience maoïste, l’était aussi. Le reste était bien plus réticent à l’implication au sein du mouvement féministe. La CGT était la courroie de transmission du PCF, qui la dirigeait en tant que principal syndicat. Elle affirmait que le MLF divisait la classe ouvrière. Il a été difficile de lever la chape de plomb qui pesait sur le PCF et la CGT. Elles voient rouge, revue féministe s’est battu au sein même du parti pour faire avancer les choses en interne, bien qu’elles s’y soient cassées quelques dents. Paradoxalement, c’est quand le PCF s’est affaibli qu’il s’est ouvert au MLF.

À l’heure actuelle, nous travaillons très bien avec le Parti Communiste, qui a intégré dans son programme les thématiques féministes. Beaucoup de femmes du MLF étaient aussi syndiquées, ce qui avait le mérite de créer du mouvement au sein de la CGT. C’est ce qu’a permis, par exemple en 1976, le journal Antoinette, avec la nomination de Chantal Rogerat comme rédactrice en cheffe, en reprenant les thèses féministes, notamment sur l’avortement et le viol. Il y a eu des freins, mais cela n’a pas empêché les thématiques féministes de cheminer. Aujourd’hui, nous travaillons avec ces mêmes organisations. Ce n’est pas toujours facile pour les féministes qui œuvrent à l’intérieur, c’est facile nulle part, mais l’affirmation féministe est réelle.

Le Parti Socialiste avait une attitude plus ouverte en raison d’une tradition féministe qui préexistait à Mai 68. Yvette Roudy, ministre déléguée chargée des Droits de la Femme sous Mitterrand, aidait les associations féministes et avait débloqué des subventions. Il y avait un petit groupe au sein du PS, Mignonne allons voir si la rose, qui s’est battu pour faire avancer les thèses féministes. Lorsqu’elles souhaitaient être candidates à des élections, les femmes étaient reléguées à des circonscriptions difficilement gagnables. La CFDT, pas encore « recentrée » était aussi beaucoup plus ouverte, à l’époque, aux idées féministes, même si elle n’intervient plus beaucoup aujourd’hui sur ces thématiques. Au final, de la part du PCF, cette réticence s’expliquait autant par souci politique d’hégémonie sur la classe ouvrière et par sexisme inhérent à toute la société d’ailleurs. Il voulait conserver son hégémonie politique, qui s’est au final érodée peu à peu à partir de la fin des années 70.

Comment résumer l’héritage du MLF aux vagues féministes qui ont suivi ?

L’héritage essentiel de la décennie 1970 est le droit à l’avortement. On en parle beaucoup aujourd’hui avec les projets de constitutionnalisation, mais l’avortement a été la première lutte du mouvement féministe même si le Mouvement pour la Liberté de l’Avortement et la Contraception (MLAC) qui l’a mené était mixte. Cela a été un véritable mouvement social qui a pratiqué des avortements, au su et au vu de tout le monde, sans que le pouvoir ne puisse réprimer. Simone Veil n’a pu qu’entériner ce rapport de forces en 1975. Mais sa loi était très restrictive. C’est l’héritage fondamental. Il y a aussi le fait d’avoir commencé les luttes contre les violences dès les années 1970. Le combat s’est concentré sur la définition du viol qui relevait à l’époque de la jurisprudence. Le viol qui est un crime était sans cesse déqualifié en délit d’« attentat à la pudeur » et passait ainsi en correctionnelle car on ne parlait pas encore d’agression sexuelle. C’est toujours un combat aujourd’hui, le fait de refuser de correctionnaliser le viol. Nous nous sommes battues pour que le viol soit effectivement considéré et traité comme un crime et nous avons obtenu la loi du 23 décembre 1980, qui a adopté la définition que l’on connaît, « tout acte de pénétration sexuelle […] par violence, contrainte, ou surprise […]». Aujourd’hui, les violences continuent, c’est un combat très difficile.

Nous avons aussi posé le problème de l’égalité entre les femmes et les hommes au travail, nous parlions du temps partiel dès 1982 et la première loi sur l’égalité professionnelle date de cette époque. Plus de quarante ans après elle n’est toujours pas appliqué. Le rapport au corps aussi est très actuel, comme l’avortement, ou tout ce qui tourne autour du non-partage du travail domestique. De nombreuses solutions existeraient, comme le développement des services publics. La grève féministe en Espagne, en Argentine, ou en Suisse relève de cette grève du travail salarié, mais aussi à la maison, et ces stratégies fonctionnent très bien. En France, on a plus de mal.

Comment expliquer qu’il y ait une telle scission aujourd’hui dans le féminisme, et tellement de divisions sur des sujets comme la prostitution ou le voile ?

Nous vivons une période où le racisme est très important notamment avec la croissance de l’extrême droite. La France a un passé colonial marqué. On a tendance à ne pas vouloir trop remettre en question certaines choses. Nous considérons que le voile est un instrument d’oppression des femmes, ce qui ne signifie pas que nous ne combattons pas le racisme ou que nous stigmatisons les femmes qui portent un voile. C’est une scission qui s’est creusée après les affaires sur le voile à l’école de 1989 à Creil et celles de 2004 et 2005. Est-ce que la loi sur le voile à l’école était faite pour diviser ? Peut-être. Cela a scindé en effet toute la société, donc aussi le mouvement féministe. Les thématiques de la prostitution aussi sont très clivantes, certaines considèrent que c’est un travail alors que nous abolitionnistes considérons que c’est une violence . Mais nous pourrions faire des choses ensemble en laissant ces questions de côté, en faisant la grève féministe, par exemple. Dans tous les cas, nous avons toutes les mêmes revendications, l’égalité salariale, le droit à disposer de son corps, la fin des violences. Le Collectif National pour les Droits des Femmes, de 1996 à 2005 avait très bien structuré le combat commun, tout le monde s’y retrouvait, et nous arrivions à fonctionner ensemble. Laissons de côté nos divergences sur ces thématiques, qui relèvent d’un débat compliqué, l’unité est un véritable enjeu.

En tant que militante aguerrie, quel est selon vous le prochain défi auquel le féminisme doit faire face en France ?

Nous sommes dans une période de très grosses mobilisations contre la réforme des retraites. C’est une démonstration éclatante de la non-égalité entre les femmes et les hommes. Tout le monde reconnaît, y compris dans le gouvernement, que cette réforme est inégalitaire, et qu’aller jusqu’à 64 ans va, en premier lieu, davantage compliquer la situation des femmes. Le fait que les femmes touchent 40% de moins de retraite de droits directs, 28 % avec la pension de réversion est un véritable scandale. Entre 40% et 28% de moins que les hommes, vous vous rendez compte ? Cela montre bien que c’est une question que nous n’avons pas encore gagné. Nous avons un peu progressé sur d’autres choses, mais il faut maintenant avant tout avancer sur l’autonomie financière. L’autonomie financière permet tout. La libre disposition de son corps aussi est indispensable, mais elle va de pair. L’autonomie financière permet de décider de sa vie, si on est fauchée et qu’on est victime de violences, on ne peut pas partir. Si on est indépendante économiquement, cela reste difficile, mais il y a plus de marge. C’est un problème structurel.

Le capitalisme a totalement intégré le patriarcat dans son fonctionnement, les femmes réalisent la majeure partie du travail reproductif, domestique, elles travaillent dehors et rentrent à la maison s’occuper des enfants et des tâches ménagères. On parle toujours de double journée de travail, et aussi de charge mentale. C’est important que les jeunes féministes s’engagent aussi sur la question des retraites. Nous sommes solidaires avec elles. Les jeunes commencent à se mobiliser sur ce sujet des retraites, on le voit. Il faut les encourager.

Propos recueillis par Thelma de Saint Albin 50-50 Magazine

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