Articles récents \ Monde \ Amérique latine Maud Ritz : « La Bolivie est le seul pays à utiliser le concept de «dépatriarcalisation» en matière d’égalité des genres »
Maud Ritz est experte en égalité femmes/hommes et Cheffe de Pôle pour l’autonomisation économique des femmes à ONU Femmes en Bolivie. Avant de travailler chez ONU Femmes, Maud Ritz était experte depuis la France pour Eurosocial+, un programme de coopération entre l’Europe et l’Amérique Latine dont l’objectif était d’analyser les politiques publiques liées au travail sur les femmes dans le cadre de la crise du Covid. Maud Ritz est arrivée en Bolivie pour coordonner un programme visant à limiter l’impact socio-économique de la crise du Covid sur les femmes auto-entrepreneuses dans l’économie informelle, donc sans protection sociale et qui ont hérité d’une surcharge de travail lié au Care.
Qu’est-ce que l’on appelle les droits économiques des femmes ?
Cela recouvre tout ce qui va leur permettre de s’émanciper, d’avoir une autonomisation financière, d’accéder à un travail décent, d’avoir accès aux services de protection sociale, d’avoir les mêmes opportunités que les hommes dans tous les domaines de la sphère du travail, des entreprises, et de l’économie d’une manière globale.
Quelles sont les particularités en Bolivie ?
La Bolivie, contrairement à d’autres pays de la région, est un pays qui présente un taux de participation des femmes sur le marché du travail un peu supérieur … Même s’il existe un fossé important entre les hommes et les femmes, l’idée que les femmes travaillent en Bolivie est plus acceptable que dans d’autres pays de l’Amérique Latine.
La plupart des femmes qui ne travaillent pas sont en général surchargées par des travaux liés au Care. La Bolivie possède peu de structures pour pouvoir décharger les femmes des soins aux enfants, aux personnes âgées, aux personnes malades. En Bolivie, comme dans de nombreux pays, il n’existe pas de système national pour le Care. Il n’y a pas de reconnaissance de ces tâches et de leur apport à l’économie nationale. La plupart des femmes, qui ne travaillent pas, ne le font donc pas en raison de cette surcharge car il n’y a aucun partage équitable au sein du couple et dans la société.
Parmi celles qui travaillent, 1/3 sont à la tête de familles monoparentales. Dans ce contexte, les considérations culturelles sont assez complexes : on estime que ces femmes devraient travailler comme si elles n’avaient pas d’enfant, et élever leurs enfants comme si elles ne travaillaient pas ! Elles travaillent donc énormément sur une même journée car cela amène à une superposition de leurs travaux.
83% des femmes qui travaillent le font dans l’économie informelle c’est-à-dire une économie non déclarée. La plupart du temps, c’est faute d’opportunité sur le marché formel. Très peu de grosses entreprises sont implantées en Bolivie et le secteur public ne peut employer tout le monde. Les femmes se retrouvent donc micro-entrepreneuses à leur compte, souvent à entreprendre plus par nécessité que dans l’idée de faire prospérer une entreprise.
De plus, les femmes sont omniprésentes dans l’économie informelle dans des rôles pour lesquels elles ne sont pas formées, par exemple en gestion financière.
94% des femmes qui entreprennent, créent des micro-entreprises car c’est la manière la plus simple d’entreprendre, elles n’ont souvent pas de formation en comptabilité ni en gestion. Par exemple, elles vendent parfois dans la rue toutes sortes de produits avec une petite marge pour survivre. Celles qui veulent faire grossir leur entreprise n’ont pas accès aux crédits dans la même proportion que les hommes.
80% des femmes n’accèdent pas aux crédits, cela représente une marge de 36% entre les hommes et les femmes. A cela s’ajoute le fait qu’elles ne sont souvent pas propriétaires et ne peuvent pas présenter de garantie pour les crédits. Souvent les institutions financières, qui sont censées faire la même chose pour les femmes et les hommes, font une différence de traitement. Par exemple, elles demandent la signature du mari au moment de l’accord, alors que les femmes sont parfois séparées et n’ont pas encore obtenu le divorce, une situation qui s’aggrave en cas de violences. D’une manière générale, on ne considère pas les femmes comme des agentes économiques ce qui a tendance à les infantiliser ou à les limiter à leur contribution dans la sphère familiale uniquement.
Qu’en est-il de l’éducation en Bolivie et de l’accès à école ?
Les femmes vont à l’école mais souvent le cycle s’interrompt dans le secondaire. 1/5 des femmes font des études supérieures. L’école est obligatoire à partir de 7 ans. La Bolivie a de plus une grosse tradition de travail domestique et il était courant jusqu’à récemment que les fillettes indigènes de zones rurales soient embauchées comme travailleuses domestiques à temps complet au domicile des employeuses/employeurs dès l’âge de 12-13 ans. En 2003, une loi a été promulguée sur le travail domestique. Une famille qui emploie des mineures doit s’arranger pour qu’elles puissent suivre leurs études, entre autres droits auxquels les travailleuses domestiques doivent accéder.
Quel est le système de loi en matière des droits des femmes en Bolivie ?
L’appareil législatif est globalement assez complet en Bolivie, comme dans beaucoup de pays de l’Amérique Latine. On relève en revanche un fossé dans l’application de certaines lois. Par ailleurs, la loi sur le travail date de 1942 et représente dans certains de ses articles une société dans laquelle il n’était pas courant que les femmes accèdent à certains postes et qui ne correspond plus forcément à la réalité d’aujourd’hui.
La Bolivie est le seul pays à utiliser le concept de « dépatriarcalisation » en matière d’égalité des genres. Le Gouvernement avait fait de 2022 l’année de la dépatriarcalisation et on est même rentré aujourd’hui dans la décennie. Trois ministères ont la dépatriarcalisation dans leur portefeuille, ce sont les ministères avec lesquels ONU Femmes travaille pour faire progresser les droits des femmes dans tous les domaines.
Et quel est le travail d’ONU Femmes en Bolivie ?
Partout dans le monde, ONU Femmes travaille sur trois pôles : l’autonomisation économique, l’élimination des violences et la participation politique des femmes. Le rôle d’ONU Femmes, qui est présente dans les pays à leur demande, est d’accompagner les gouvernements dans l’application et le respect des traités et conventions internationaux signés avec l’ONU.
L’Etat Bolivien a ratifié de nombreuses conventions dont la CEDAW et d’autres. ONU Femmes est présente à sa demande pour apporter un soutien technique. Les ministères avec lesquels ONU Femmes travaille sont : le ministère des Cultures, de la décolonisation et de la dépatriarcalisation, le ministère de la Justice et le Service plurinational des femmes et de la dépatriarcalisation. Une quinzaine d’agences de l’ONU sont présentes en Bolivie. ONU Femmes assure la transversalisation du genre et que l’égalité femmes/hommes soit prise en compte dans le cadre de coopération qui unit le pays et le système des Nations Unies. Elle accompagne aussi le gouvernement par une expertise technique dans le respect des normes présentes dans les traités internationaux qui ont été ratifiés par le pays.
En plus de cette expertise technique apportée, l’agence développe des programmes sur le terrain, par exemple des formations pour renforcer les droits économiques des femmes, partant des données statistiques nationales. Aujourd’hui, au sein d’ONU Femmes, l’accent est mis sur l’autonomisation économique des femmes pour sortir du cycle des violences.
Les inégalités sont encore nombreuses, mais de plus en plus d’actrices/acteurs se joignent à la cause de la dépatriarcalisation, en s’appuyant sur le fait que, malgré leur condition souvent informelle, les microentreprises portées par les femmes sont celles qui grossissent le plus vite et qui contribuent au développement socioéconomique de la Bolivie.
Propos recueillis par Virginie Petit 50-50 Magazine
Photo de Une : Maud Ritz, au centre, lors d’un atelier sur les droits économiques avec des femmes entrepreneures