Articles récents \ Monde \ Europe Arlinda Shehu : « Les Albanaises doivent s’éduquer elles-mêmes pour changer la réalité et devenir les promotrices du changement »

L’ouverture démocratique en Albanie a connu une percée du libéralisme économique qui touche particulièrement les femmes. Arlinda Shehu travaille pour l’association « Together for Life » (TFL), une organisation de défense des droits humains, axée sur la santé, la transparence et la responsabilité, et dont le personnel est composé à 100% de femmes. 

Comment en êtes vous venue à travailler pour cette association ?

À la fin de mes études universitaires, j’ai commencé à travailler dans les médias, d’abord comme journaliste, puis comme rédactrice et vice-rédactrice en cheffe. Après une décennie dans les médias quotidiens, j’ai rejoint un ancienne collègue qui avait créé une organisation à but non lucratif et utilisait les médias avec le soutien de l’OMS et plus tard de l’USAID pour améliorer l’information du public sur le système de santé. Comme il s’agissait d’un travail lié aux médias, j’ai accepté de la rejoindre en tant que rédactrice en cheffe du journal Shëndet+ (« Santé+ ») et c’est ainsi qu’a commencé ma collaboration avec l’organisation Together for Life.

Je dois dire que les débuts ont été difficiles pour nous et que nous avons travaillé dur pour arriver là où nous sommes. Nous avons souvent été confrontées à des menaces, des intimidations, des agressions et il est arrivé que l’on demande aux donateurs de ne pas soutenir notre organisation, en raison de notre travail sur l’amélioration de la transparence et de la responsabilité dans le secteur de la santé. Cependant, je crois que notre travail acharné, notre professionnalisme et notre persévérance à ne pas capituler devant de telles circonstances ont rendu la communauté des donateurs enthousiaste, convaincue et désireuse de nous soutenir. Une autre valeur ajoutée est le fait que l’équipe de TFL s’est agrandie d’année en année et que toutes les filles et femmes qui nous ont rejointes ont cru et défendu notre cause en rendant visible et audible la voix des patient·es albanais·es dans les hautes sphères du gouvernement ainsi que dans toutes les institutions de santé, même au niveau international, ce qui a entraîné des changements.
En Albanie, la majorité des personnes qui travaillent dans la société civile sont des femmes, et je crois que nous sommes capables de mener et de défendre les changements dont nous avons besoin pour notre société.

Vous êtes une spécialiste des questions de santé. Quels sont les principaux problèmes rencontrés par les femmes dans ce domaine en Albanie ?

Lorsque l’on évoque le système de santé, il faut garder à l’esprit que l’on parle d’un secteur non lucratif. Mais, c’est le principal secteur qui soutient l’économie et le bien-être d’un pays. Rappelons une fois de plus la pandémie de Covid-19. J’insiste sur ce point parce que les gouvernements, y compris celui de l’Albanie, ne s’intéressent généralement pas ou peu au secteur de la santé.

En ce qui concerne les problèmes rencontrés par les femmes dans le système de santé, je peux me concentrer sur certaines des questions qu’Ensemble pour la vie (TFL) a défendues au cours des dernières années.

Nous avons travaillé sur le faible accès aux services de santé sexuelle et génésique, qui est principalement lié au manque de médecins hospitaliers dans les districts. L’Albanie souffre actuellement d’une fuite des cerveaux du personnel de santé (en particulier des médecins et des infirmières). En conséquence, les soins de santé ne sont pas proches du lieu de résidence des citoyen·nes, ce qui constitue un obstacle géographique et financier à l’accès aux services de santé (entraînant des difficultés, en particulier pour les groupes vulnérables).

Nous nous sommes également intéressées à un service partiel dans le suivi des grossesses, en particulier pour les grossesses à haut risque, la fourniture de tests diagnostiques spécifiques, tels que les tests génétiques, fait défaut.

Nous nous sommes également préoccupées par le fait que bien que la loi reconnaisse ce droit en Albanie, aucun service lié à la procréation assistée n’est proposé dans les hôpitaux publics, ce qui prive du droit à la procréation les femmes qui ne sont pas en mesure d’avoir une grossesse naturelle.

Par ailleurs en 2018, nous avons avons mené une enquête et publié une étude sur l’avortement sélectif selon le sexe en Albanie et les données présentées ont montré que l’avortement des embryons de sexe féminin était très répandu dans tout le pays et que pour les médecins il s’agissait d’une question très préoccupante à laquelle il fallait s’attaquer. À l’époque, nous avons été auditionnées au parlement albanais et trois femmes membres du parlement se sont impliquées pour faire pression en faveur de la mise en œuvre de recommandations par les institutions de santé.
L’éducation à la santé sexuelle et reproductive reste un sujet très sensible en Albanie. Comme partout dans le monde, cette sensibilité est due aux normes et aux traditions et cela peut être observé aussi dans d’autres pays des Balkans.

Comment le gouvernement répond il, ou non, aux problèmes rencontrés par les femmes ?

L’Albanie est une société encore très patriarcale, même si à l’époque de la dictature, le gouvernement a beaucoup œuvré pour l’emploi des femmes et pour que les femmes aient des rôles de leader. Cela se voit dans les films de l’époque du communisme, où il était souligné l’importance de l’emploi des femmes et de leur nomination aux postes de direction. Et bien que, pendant et après la période communiste, il y ait eu des approches visant à renforcer l’autonomie des femmes par l’éducation, l’emploi et la carrière, il reste encore beaucoup à faire en ce qui concerne l’égalité. Bien entendu, comme dans de nombreux autres pays européens, l’orientation sexuelle et le statut matrimonial (mères célibataires ou divorcées) influencent la façon dont les gens vous perçoivent et vous offrent des opportunités d’emploi. Les décideurs politiques déploient beaucoup d’efforts pour adapter la législation de l’UE aux minorités sexuelles et de genre, et nous pouvons dire que l’Albanie dispose de très bonnes lois à cet égard. Bien entendu, il reste encore beaucoup à faire dans la pratique.
Nous savons toutes et tous que l’égalité ne fait pas d’emblée partie des normes, de l’état d’esprit et de la mentalité des sociétés, ce qui signifie que le changement est un processus de longue haleine. Nous constatons que les mères célibataires et/ou divorcées sont encore victimes de préjugés de la part de la société albanaise, car elles sont confrontées à des obstacles lorsqu’elles élèvent leurs enfants. Cela change, elles sont mieux acceptées, mais il reste encore beaucoup à faire, car si la situation est un peu meilleure dans la capitale de l’Albanie, en dehors de Tirana, la réalité reste difficile.
Le sexisme est également un problème qui augmente rapidement, en particulier avec les médias en ligne et les médias sociaux. Il touche les femmes et les filles de tout âge et de toute position, par exemple, les femmes politiques. Nous y travaillons, mais le développement tous azimuts de la numérisation exige d’améliorer encore nos stratégies à cet égard.

Le Rapport Mondial sur les Disparités entre les Sexes 2022 semble évoquer des situations plutôt égalitaires avec les hommes (18éme sur 146 pays), quelle est la réalité en ce qui concerne le chômage, les salaires, les conditions de travail, les postes à responsabilité… ?

Ces dernières années, étant donné que le gouvernement a subi une forte pression de la part des institutions européennes en raison de son objectif de devenir membre de l’Union européenne, des efforts ont été déployés pour améliorer la situation en matière d’égalité des sexes, comme en témoigne la composition du gouvernement albanais : seuls trois des 15 ministres sont des hommes, les autres sont des femmes mais, bien entendu, le Premier ministre est un homme. Cette décision a suscité de nombreuses discussions au sein de la société albanaise, beaucoup considérant cette action comme une manière de créer une façade pour l’Union européenne sans apporter aucune valeur ajoutée aux femmes. Pourtant, je pense que cette inclusion est un premier pas pour prouver que les femmes sont des leaders et pour encourager la nouvelle génération de femmes à voir plus loin. Par ailleurs, les salaires des femmes restent inférieurs à ceux des hommes.

En ce qui concerne le travail non rémunéré au sein du foyer, les différences sont énormes. Peu importe qu’il s’agisse de femmes ayant un niveau d’éducation élevé ou faible. Dans tous les cas, les femmes sont responsables des tâches ménagères et des responsabilités liées aux soins et à l’éducation des enfants. Il s’agit d’un fossé très important dans la société, car les femmes doivent aller travailler, puis rentrer chez elles et continuer à travailler jusqu’à ce qu’elles s’endorment et se réveillent le lendemain en suivant la même routine. Alors que nous essayons de changer le scénario, nous nous heurtons quotidiennement, même avec la nouvelle génération, à des affirmations telles que : « Oh, son mari fait la cuisine ? Le pauvre ! » Cela montre qu’il y a beaucoup à faire et que le chemin vers l’égalité sera vraiment très long.

Les femmes ont-elles un rôle féministe affirmé en politique, ou plutôt un rôle de faire valoir ?

Nous avons beaucoup de femmes politiques. Comme je l’ai déjà mentionné, le gouvernement a déployé beaucoup d’efforts pour nommer des femmes à des postes de premier plan. Cela se voit même dans le nombre croissant de femmes maires de différentes villes. Le nombre est encore faible, mais des progrès ont été réalisés. On ne peut pas dire que les femmes en politique aient un rôle féministe affirmé, mais en général, elles soutiennent la société civile lorsqu’il est question d’égalité et d’équité entre les sexes.

Le revenu moyen par habitant est très faible en Albanie, comment les femmes font-elles face aux charges familiales et professionnelles ? Disposent-elles de soins publics gratuits et d’aides sociales ? (crèches, maisons de retraite, allocations chômage…)

L’Albanie n’a pas de minimum vital. Il est donc compréhensible que la vie soit difficile, en particulier au cours des dernières années, où la pandémie a fortement touché les femmes. Si les hommes ont été plus touchés au cours de l’année pandémique 2020, en 2021, l’augmentation du nombre de décès de femmes a été supérieure à celle des hommes. La guerre en Ukraine a également entraîné une hausse des prix, alors que les salaires sont restés inchangés, ce qui a accru les difficultés des femmes à faire face aux charges familiales et professionnelles.
Les prix ont augmenté partout dans le monde bien sûr, mais par rapport à d’autres pays européens, les familles albanaises consacrent un pourcentage très élevé de leur revenu à leur alimentation, dont les prix sont très élevés.
Heureusement, les crèches publiques pour les nourrissons et les enfants en bas âge ont continué à fonctionner pendant la pandémie, ce qui a beaucoup aidé les mères qui travaillaient, environ 51% des femmes occupent un emploi. Mais d’un autre côté, l’Albanie manque de maisons de retraite, il y en a quelques unes réparties un peu partout dans le pays. Par ailleurs, en cas de chômage, l’aide accordée par les institutions publiques est inférieure à 5 euros par jour et ne dure pas plus d’un an si vous avez cotisé pendant au moins 10 ans. Les conditions économiques difficiles et le manque de soutien social de la part du gouvernement encouragent donc de nombreux Albanais·es à émigrer. À l’heure actuelle, nous connaissons une importante fuite des cerveaux, en particulier dans des professions telles que les médecins et les infirmières. Une étude de TFL réalisée en 2018 a montré que les femmes médecins étaient plus enclines à quitter le pays que leurs homologues masculins.

Les hommes commencent-ils à s’engager sur la voie de l’égalité ou prônent-ils le « respect des traditions » en la matière ?

En ce qui concerne les hommes, nous constatons que leurs efforts sont en évolution, ce qui se traduit par un plus grand nombre de lois en faveur de l’égalité et de l’équité entre les sexes et, heureusement, par des changements dans le désir des hommes d’avoir des filles. Cela signifie que les chiffres du taux de natalité sont plus équilibrés aujourd’hui qu’il y a cinq ans, nous avons même des données qui montrent que les filles ne sont plus autant avortées qu’avant et que les familles acceptent et apprécient davantage les filles qu’auparavant.
Cependant, en ce qui concerne les responsabilités au sein du foyer, il reste beaucoup à faire. Je me souviens que lorsque j’étais étudiante, ma professeure de latin parlait toujours de notre rôle en tant qu’éducatrices :  » En tant que femmes, nous reprochons à nos belles-mères la façon dont elles ont éduqué nos maris et nous enseignons la même chose à nos fils ! ». Les Albanaises doivent s’éduquer elles-mêmes pour changer la réalité et devenir les promotrices du changement.

Enfin, comment vous inscrivez-vous dans les actions du Fonds pour les femmes en Méditerranée ? Quels partenariats développez-vous ?

Le Fonds pour les femmes en Méditerranée est une fondation qui s’engage à renforcer le mouvement des femmes dans tous les pays du bassin méditerranéen, dont l’Albanie fait partie. Dans notre travail en faveur de l’égalité et de l’équité entre les sexes, il est important d’être soutenues et de ne pas être seules. Le FFMed nous offre l’opportunité d’entrer en contact avec d’autres organisations de la société civile qui œuvrent avec les mêmes objectifs et où nous pouvons apprendre les un·es des autres pour nous améliorer, améliorer nos démarches et atteindre nos objectifs !

Propos recueillis par Marie-Hélène Le Ny 50-50 Magazine

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