Articles récents \ Matrimoine Cécile Chaminade, une compositrice française

Les Cahiers Maria Szymanowska ont la vocation de faire connaître principalement les grandes compositrices oubliées, comme Maria Szymanowska. Ils sont dirigés par Patrick Chapelle. Non seulement, nous offrent-ils des portraits d’artistes femmes, mais aussi des chroniques et des analyses très fines des sociétés qui ont permis l’éclosion de ces talents au féminin et les ont ensuite effacées de l’histoire de l’art officielle. Beaucoup d’universitaires collaborent à ces Cahiers d’une qualité rare.

Aujourd’hui, dans la parution du troisième Cahiers, Solène Péréda nous fait découvrir Cécile Chaminade, grande pianiste française célébrée de son temps et promptement oubliée. Nous en livrons un extrait. Solène Péréda est elle-même pianiste-concertiste, a remporté de nombreux concours internationaux et ses travaux reçoivent le soutien de Radio-France.

Paris 1860 : Une petite enfance dans le quartier des Batignolles

La composition et le piano, arts d’agrément pour jeune fille de la bonne bourgeoisie

C’est dans cette atmosphère inspirante, à la croisée du quartier des Batignolles et de la Villa du Vésinet, sous l’influence musicale de sa mère, et entre les voyages d’affaires londoniens de son père, que grandit et évolue Cécile. Son foyer est à l’image du milieu bourgeois de l’époque : son père, acteur et bénéficiaire de la révolution industrielle, impose une image de réussite économique et sociale à la famille tandis que sa mère, férue d’arts, est pianiste, chanteuse et mélomane. Non de métier bien entendu : impossible d’imaginer alors, pour une femme de cette bourgeoisie en pleine phase ascendante, une carrière d’artiste. Et pourtant… Cécile apprend tout d’abord le piano comme élément incontournable d’une bonne éducation. Son ingéniosité dans les propositions de constructions harmoniques, sa facilité pianistique, sa qualité d’écoute et d’accompagnement vocal sont vite remarquées par sa mère, qui est aussi une amie de celle de Georges Bizet.

Autour de la petite fille s’organise alors une sororité de femmes convaincues du génie de Cécile. Avec l’aide de Madame Bizet, et en cachette du père Chaminade, la mère de Cécile utilise les temps libres offerts par les nombreux déplacements professionnels de son mari pour accueillir des professeurs de musique et de composition, dont précisément Georges Bizet. Notons au passage combien cette transgression de l’autorité paternelle semble caractéristique de la personnalité et des idées modernistes du compositeur de L’Arlésienne, dont la scandaleuse Carmen se donnera quelques années plus tard à entendre au public parisien. L’héroïne incarne en effet un « amour d’aimer » qui prend le contre-pied du carcan moral de l’époque. En prenant sous son aile la jeune Cécile, Bizet défend la vision d’une femme libre et indépendante. Il s’oppose clairement à la conception virile (viriliste dirait-on aujourd’hui) de la musique qui prédomine en cette fin de siècle avec des compositeurs européens tels que Liszt, Wagner, Malher, Tchaïkovsky, Dvorak, Verdi. Il jouera ainsi un rôle essentiel dans la construction musicale de Cécile.

Pendant de nombreuses années, les femmes de la famille Chaminade se heurteront aux idées du temps. Elles n’auront que peu de soutien du père pour lequel « dans la bourgeoisie, les filles sont destinées à être épouses et mères ». Cécile a certes le droit de jouer du piano à loisir mais sans songer à une carrière professionnelle, la pratique du piano restant un art d’agrément. C’est donc toujours à l’insu du père que les femmes organisent des concerts au salon afin d’enrichir la culture musicale de Cécile, de la voir jouer en public et de faire connaître son talent. C’est en écoutant Bizet, Godard, Saint-Saëns, venus jouer dans le salon Chaminade, que l’enfant va développer son oreille et être baignée dans les créations musicales parisiennes du moment. De même, les cours de composition, dissimulés au père, sont confiés à Georges Bizet qui devient le professeur attitré mais non officiel. Ce dernier surnomme affectueusement Cécile « Mon petit Mozart », tandis que Liszt dira qu’« elle [lui] rappelle Chopin », autant de formules condescendantes qui traduisent la difficulté des femmes à être considérées pour leur talent propre. Une femme ne pouvait être créatrice que par procuration, systématiquement renvoyée à la figure tutélaire d’un homme. Aussi la virtuose Rose Excudier-Kaster est-elle, de l’avis de Meyerbeer, « la Liszt des femmes pianistes »  tandis que Sophie Menter et Teresa Carreño sont « de belles Walkyries wagnériennes du piano ».

La jeune Cécile, à la capacité de travail hors normes, progresse très vite et compose déjà pour piano et voix. Elle commence à se faire un nom dans l’univers musical parisien. Difficile alors de continuer à dissimuler au père un tel talent. Sur les sollicitations de Georges Bizet, Cécile obtient enfin des cours officiels de piano, de composition et d’harmonie. En revanche, elle n’est pas autorisée à intégrer le Conservatoire de Paris. Elle poursuit donc son apprentissage dans le salon familial, en cours privé avec Le Couppey pour le piano, Augustin Savard pour l’harmonie, puis Benjamin Godard pour la composition. Les concerts en tant que soliste sont cependant toujours proscrits par le père. Cécile se forme donc loin de l’effervescence d’un Conservatoire de Paris qui lui ouvrirait aisément une carrière de concertiste. Néanmoins, la mère de Cécile continue régulièrement d’organiser dans le salon de leur demeure parisienne des soirées musicales auxquelles est convié le gratin des compositeurs : Vincent d’Indy, Jules Massenet, Charles Gounod, Ambroise Thomas, Emmanuel Chabrier qui encouragera Cécile, Moritz Moszkowski (qui épousera Henriette, sa sœur) et surtout Camille Saint-Saëns qui aidera beaucoup la jeune pianiste à ses débuts sur scène.

Elle était une fois… une grande compositrice

La vie est souvent faite d’occasions impromptues : en 1877, profitant d’un énième voyage de son père, Cécile est invitée par un de ses amis violonistes à jouer les trios de Beethoven et de Widor à la Salle Pleyel. La presse est unanime et encense le talent pianistique de Cécile Chaminade. En 1878, un an après ce premier succès parisien, Le Couppey organise un grand récital consacré aux œuvres pour piano de Cécile. Triomphe incontestable ! Tous reconnaissent son talent et la qualité des mélodies. Le parcours atypique de Cécile lui aurait-il permis d’échapper au formatage musical de cette fin de siècle, en favorisant chez elle un développement tout spécifique de l’écriture et du travail mélodiques ? En effet, Cécile Chaminade propose des mélodies claires et déliées, où se discernent les influences stylistiques de Liszt, Chopin ou Mendelssohn mais que portent également des harmonies à la française inspirées d’accords qui rappellent Godard, Fauré ou Satie. Son écriture pour piano caractérisée par des envolées d’arpèges et des déplacements acrobatiques très personnels exige par ailleurs une impeccable maîtrise technique.

Les années qui courent de 1877 à 1887 seront les plus productives, marquées par le succès accru de ses compositions. Cécile Chaminade construit un riche corpus d’œuvres, de la mélodie piano-voix à la musique de chambre, de la musique orchestrale à l’opéra-comique. Elle réalise ainsi des centaines de mélodies pour voix et piano solo, des trios, une suite d’orchestre, un opéra-comique, La Sévillane opus 19, un ballet, Callirhoë, une symphonie lyrique pour chœurs et orchestre, Les Amazones. Autant d’œuvres qui témoignent d’une richesse d’écriture et de style incomparable. Rares sont en effet les compositeurs qui se sont adonnés à tant de genres différents. Son corpus sera programmé, aux côtés des pièces de Lalo, Franck, Dubois, aux Champs-Élysées ainsi qu’à la salle Érard et aux Concerts Populaires de Paris. La Sévillane installera définitivement Chaminade comme une compositrice reconnue. On lui prédit alors un brillant avenir à l’Opéra-Comique. Mais c’est compter sans son directeur, Léon Carvalho, résolument hostile à la présence de femmes en ses murs, qui refusera que l’œuvre soit montée entièrement. Cette acrimonie misogyne est loin d’être isolée et transparaît par exemple dans un article du New York Evening Post en 1908 : « [La musique de Chaminade] a une certaine délicatesse et grâce féminines, mais elle est étonnamment superficielle et manque de variété […] Dans l’ensemble, ce concert a confirmé la conviction de beaucoup que si les femmes peuvent voter un jour, elles n’apprendront jamais à composer quelque chose qui en vaille la peine. Toutes semblent superficielles quand elles écrivent de la musique ».

Malgré ces attaques, Cécile Chaminade devient la compositrice de référence. La symphonie Les Amazones, ses pièces de concert, notamment Les Sylvains op. 40, ou le ballet Callirhoë lui seront commandés plus de deux cents fois à l’international, notamment au Metropolitan Opera de New York. Lorsque son père décède en 1887, Cécile Chaminade, malgré le chagrin qui l’affecte, est libérée d’une figure paternelle oppressive. Elle entreprend alors une tournée à travers la France, la Suisse, la Belgique et les Pays-Bas. La pianiste et compositrice s’impose désormais pleinement dans le paysage musical. Particulièrement appréciée en Angleterre, elle sera invitée chaque année à partir de 1892 pour un récital annuel auprès de la reine Victoria, au Château de Windsor. La Grèce, la Turquie, le Canada et les États-Unis accueilleront avec un enthousiasme jamais démenti son talent et ses compositions. Cécile Chaminade sera l’hôte à déjeuner de Théodore Roosevelt et de nombreuses autres personnalités politiques et artistiques. Comme le souligne la journaliste Aliette de Laleu : « C’est incontestable, à cette époque, c’est une star. Une figure de la composition mais aussi du piano. Elle joue des récitals et elle est admirée.

Une compositrice audacieuse, qui fait fi des convenances de genre

Une biographie à (ré)écrire ?

La carrière d’une femme dans un monde d’hommes : comparer l’incomparable ?

Cécile Chaminade n’était pas seulement une compositrice d’exception. Représentante d’une musique française consacrée à travers le monde, égérie de l’émancipation féminine, elle campait une figure nouvelle de la féminité pleinement résolue à déjouer son destin.

Solène Péréda

Présentation de l’extrait par Roselyne Segalen 50-50 Magazine

print