Articles récents \ Culture \ Cinéma CHRONIQUE L’AIRE DU PSY : En dépit de toutes les convenances

J’aime Maïwenn. J’aime les films qu’elle a réalisés et les rôles qu’elle y interprète. Je suis convaincu qu’on ne peut séparer l’œuvre de l’artiste. Lorsque la vie privée devient publique en raison d’actes condamnables, parfois condamnés, cela compte désormais dans la participation que nous accordons à l’artiste en étant spectateur.trices de ses productions. L’épisode du podcast Vénus s’épilait-elle la chatte réalisé par Julie Beauzac et consacré à «Picasso, séparer l’homme de l’artiste» est éloquent. Reste à savoir comment traiter ces questions. Picasso est mort, ce podcast constitue un travail d’historienne féministe. On découvre un créateur narcissique, maltraitant avec femmes et enfants. C’est un éclairage précieux, qui donne matière à penser. Maintenant que l’on sait qui il était, cela peut-il changer le regard porté sur son œuvre ? Autrement dit, peut-on cliver l’attrait, l’admiration, la sensibilité à une œuvre de ce que l’on sait de celui qui en est l’auteur ? Vous remarquerez qu’ici à dessein, je n’emploie pas l’écriture inclusive, car la question de séparer la femme de son œuvre n’a jusqu’à présent connu aucune actualité.

Maïwenn est une autrice et une actrice, fidèle en cela à l’histoire et à l’étymologie du mot un temps décrié, puis revenu au goût du jour (1). Que fabrique Maïwenn lorsqu’elle choisit de faire appel à un acteur qui n’a pas été innocenté des violences conjugales reconnues en 2020 par la justice britannique (laquelle a refusé l’appel du condamné) ? Celui-ci a, comme son ex épouse, été condamné pour propos diffamatoires par la justice américaine en 2022. La diffusion de ce second procès en direct sur internet a été médiatisée et mise en ligne. L’avocat de Johnny Depp s’est appuyé sur les masculinistes pour œuvrer à redorer l’image de l’acteur via les réseaux sociaux (2) et dégrader celle d’Amber Heard. Dans l’interview radiophonique accordée sur France Culture à Guillaume Erner, Maïwenn déclare «Oui enfin, quand j’ai approché Johnny Depp, il n’y avait pas eu tous ces procès». On apprend également que parmi les deux acteurs français très charismatiques, royaux, auxquels elle a d’abord pensé, il y aurait eu Gérard Depardieu. Pour ce dernier, il semble difficile de dire qu’on ne savait pas. Les témoignages se multiplient et on voit mal l’intérêt qu’auraient les plaignantes à s’en prendre à un monstre du cinéma, à risquer leur carrière juste pour discréditer une vedette.

Adèle Haenel avait quitté bruyamment la cérémonie à l’annonce du César de la meilleure réalisation attribuée à Roman Polanski. Pour ce dernier, les faits incriminés peuvent être qualifiés d’historiques. La dimension perverse transpire quand ce César est décerné à un film intitulé J’accuse et qui traite d’une erreur judiciaire sur fond d’antisémitisme. Que Roman Polanski ait vécu l’horreur, que le traumatique ait traversé son existence, c’est indéniable. Que cela entraine une complaisance compréhensive en France vis-à-vis d’un homme condamné judiciairement pour un viol sur mineure aux États-Unis, où il ne peut plus se rendre, rend la réaction d’Adèle Haenel saine.

Le pourcentage de femmes incarcérées en France est inférieur à 4%. Les violences se déclinent très majoritairement au masculin. Il va bien falloir se rendre à l’évidence et considérer la nécessité de traiter cette donnée sociétale. Ce n’est pas le tribunal médiatique, qui doit s’en charger. Néanmoins, il importe que l’éthique devienne une nécessité dans le domaine des arts. Geneviève Albert, cinéaste québécoise, à laquelle j’ai consacré ma précédente chronique, décrivait le soin qu’elle a pris de sa jeune comédienne lors du tournage de «Noémie dit oui». Une scène comme celle du beurre dans «Le dernier tango à Paris» ne doit désormais plus se reproduire. Être artiste, ce ne doit plus être soumis·e à la volonté d’un metteur en scène, d’un peintre, d’un sculpteur. Le désir du créateur ne saurait impliquer la soumission dégradante, humiliante des comédien·nes, des modèles. Désormais, l’interprète ne doit plus être juste un instrument au service du créateur ou de la vedette. Le talent, le succès et le pouvoir ne sauraient être des sauf-conduits valant impunité des actes et inconduites.

Venons-en au film de Maïwenn, puisque c’est ce qui conduit ma réflexion. Elle y campe une femme, qui ne s’en laisse pas compter, qui préfère la galanterie au rôle de cuisinière, qu’occupe sa mère. Elle offre son corps, lorsqu’elle y consent (elle s’y refuse parfois). Mais surtout, elle se cultive, elle a soif de savoir. C’est sa curiosité et sa spontanéité qui l’animent. Les convenances, les bonnes manières ne sauraient dicter sa conduite. Elle peut subir des humiliations sans pourtant renoncer à sa dignité. Qu’elle devienne courtisane du roi ne passera pas par la soumission à des conventions sociales ou protocolaires. Une relation d’amour et de respect va lier Jeanne du Barry à Louis XV. Est-ce un film féministe ? En tout cas, on y trouve des femmes honorables par leurs conduites non conventionnelles mais authentiques et d’autres femmes et hommes détestables, avides, méprisant·es. L’axe du questionnement sur le pouvoir est central dans ce film. Au-delà des conflits d’intérêts, ce qui domine, c’est de savoir si l’on peut prendre le risque de soutenir son désir quoi qu’il en coûte pour soi-même et non pas selon la formule présidentielle à la poudre de Perlimpinpin, où le «quoi qu’il en coûte» a abouti à la loi sur les retraites ! Ne pas céder sur son désir selon Maïwenn, c’est mettre tout son être dans une conviction, un élan qui l’engage elle, au lieu d’embarquer les autres malgré eux dans son propre désir. Alors, fallait-il mettre à l’honneur à Cannes le film de Maïwenn ? J’ai apprécié le film, je ne regrette pas d’être allé le voir. La question demeure : sa promotion participe-t-elle de la «guerre de récits», où les incels (célibataires involontaires) et les masculinistes voient le combat féministe comme un combat mené contre les hommes ? Ne peut-on y voir plutôt «un combat pour construire un monde respirable pour toutes et tous» selon la jolie formulation de Christelle Taraud, lorsqu’elle évoque l’idée de sororité inclusive ? L’enjeu du féminisme n’est pas de prendre sa revanche sur les hommes, mais bien de pouvoir penser une société égalitaire et solidaire. Jeanne du Barry et Louis XV se sont aimés en dépit des convenances. L’un et l’autre se sont soutenus dans leur différence statutaire. Dans son film, Maïwenn montre que le respect d’un homme de pouvoir pour sa partenaire est possible. Metoo a démontré que l’abus de pouvoir est condamnable et que les femmes peuvent s’unir pour procéder à la dénonciation des abuseurs. Voyons cela comme une complémentarité des enjeux…

Daniel Charlemaine 50-50 Magazine

1 Pour explorer cette question, on lira avec intérêt En Compagnie Histoire d’autrice de l’époque latine à nos jours, par Aurore Evain suivie de Presqu’illes, une comédie de Sarah Pèpe, Éditions iXe, 2019

2 Cf le reportage de Cécile Delarue sur France 2 La fabrique du mensonge, affaire Jonnhy Depp/Amber Hear – La justice à l’épreuve des réseaux sociaux

print