Articles récents \ Chroniques CHRONIQUE FEMMES DU MONDE : LA TURQUIE, LES FEMMES ET LA CONVENTION D’ISTANBUL

Le 28 mai dernier, Recep Tayyip Erdogan, rempilait pour un troisième mandat à la tête de la Turquie, après vingt ans au pouvoir et un habile contournement de la constitution turque, qui limite pourtant le mandat de président à deux au maximum.

Une douche froide pour ses opposant·es qui avaient pu espérer un changement de gouvernance avec la coalition de six partis autour de son principal adversaire, Kemal Kiliçdaroglu, haut fonctionnaire et homme politique de la minorité alévie, branche libérale de l’islam.

Mais non. A 69 ans, Erdogan est bien arrimé à son siège et de plus en plus conservateur, autoritaire et religieux. Fort de deux décennies au pouvoir, d‘abord comme premier ministre puis comme président, il entame un nouveau mandat présidentiel de cinq ans. Rien n’aura pu le faire lâcher. Ni son passage en prison à la fin des années 1990. Ni les manifestations monstres autour des Printemps arabes il y a dix ans. Ni la tentative de putsch en 2016, qui valut au peuple turc la révision de la Constitution l’année suivante octroyant au chef de l’Etat des pouvoirs très élargis. Ni la bronca suscitée par le retrait de la Turquie de la Convention d’Istanbul en 2021. Ni même, cette année, le séisme dévastateur de février 2023 dont la gestion par l’Etat a été jugée très défaillante et qui a causé 50 000 morts d’après les chiffres officiels et peut-être 100 000 selon certaines organisations.

Pas de quoi réjouir les minorités culturelles, nombreuses en Turquie à commencer par les Kurdes, mais aussi les Arméniens, les Alevis, les Syriaques ou les Alaouites, etc.

Encore moins les défenseur.es des droits et …les femmes.

Depuis une dizaine d’années, ces dernières voient leurs droits, leur égalité de principe avec les hommes et leurs libertés grignotées. On peut malheureusement prédire que ça ne va pas aller en s’améliorant.

De petites phrases en coups de menton, les droits des femmes « rétrécissent », après avoir progressé lors de sa première décennie au pouvoir et l’espoir qu’il nourrissait à l’époque de voir la Turquie intégrer l’Union européenne. Il fallait donner des gages de « bonne conduite » en matière de droits humains et de droits des femmes, notamment contre les violences. Cette période est révolue. Et l’abandon de la convention d’Istanbul par décret présidentiel en 2021 en est le symbole.

La Convention d’Istanbul

Pourtant, en 2011, la Turquie était la première à adopter la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique et l’avait rapidement ratifiée, c’est-à-dire mise en application. La Convention dite d’Istanbul, précisément parce que c’est dans cette ville qu’elle a été scellée, est le traité international le plus abouti et complet contre les violences faites aux femmes.

En effet, il fait obligation aux Etats adhérents d’adopter une législation réprimant la violence à l’encontre des femmes, le harcèlement sexuel, les mutilations génitales féminines, les mariages forcés et comprend des mesures de protection des femmes migrantes et demandeuses d’asile. Il s’appuie sur quatre piliers :

  • Prévenir les violences faites aux femmes, y compris la violence domestique
  • Protéger et soutenir les femmes contre toutes les formes de violences fondées sur le genre
  • Poursuivre les auteurs de ces violences
  • Coordonner des politiques globales sur le sujet.

Il s’agit d’un texte européen mais à vocation internationale puisque tous les pays peuvent l’adopter s’ils sont prêts à s’y engager. Ainsi, le Canada ou le Mexique envisagent de la signer. La France plaide d’ailleurs activement pour son universalisation dans les instances européennes et internationales.

Et notre pays n’est pas pour rien dans la récente ratification de cette convention par l’Union européenne, le 1er juin 2023, grâce à la mobilisation conjointe de l’Etat et de la société civile depuis des années, aux côtés des Européens partisans de cette ratification, aboutissement d’un long processus et d’un plaidoyer tenace. Un geste décisif qui permet d’appliquer certaines de ses dispositions, même dans les pays de l’UE qui ne l’ont toujours pas adoptée, comme la Bulgarie, la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie, la République tchèque et la Slovaquie, les six pays ayant refusé au motif de son approche idéologique sur les orientations sexuelles et la défense des LGBTQI+ et de l’encouragement à l’immigration illégale qu’elle représenterait.

Aujourd’hui, la Convention d’Istanbul a été ratifiée par 37 pays en Europe. Si la Pologne a annoncé vouloir la dénoncer sans l’avoir fait jusqu’à présent, la Turquie est le seul pays à en être sorti, en 2021.

Des droits des femmes en peau de chagrin

Exactement dix ans après l’avoir signée, Erdogan se retire de cette convention, au motif qu’elle nuit au concept de famille traditionnelle turque (sic). Il le fait par décret, dans la nuit du 19 au 20 mars 2021, évitant ainsi un passage par la voie parlementaire. Mais pas une contestation forte de la population. Même parmi les femmes qui lui apportent un soutien inconditionnel, beaucoup regrettent ce retrait, car s’il y a un consensus à peu près universel, c’est bien sur la nécessité de combattre les violences faites aux femmes et aux filles. Au moins en théorie.

Hasard ou conséquence, depuis ce retrait, les féminicides ont tragiquement augmenté, atteignant en 2022 un pic de 579 mortes en 2022 – 334 tuées et 245 autres morts suspectes enregistrées -, selon Melek Önder de la plateforme « We will stop femicide » (Nous arrêterons les féminicides), l’une des plus anciennes et des plus actives associations contre les violences faites aux femmes. « C’est une nouvelle hausse par rapport à 2021 qui était déjà une année terrible. Cela veut dire que chaque jour en Turquie, une femme est tuée par un homme, mais nous sommes convaincues que le chiffre réel est bien plus important » précise-t-elle encore.

En mars 2023, l’AKP parti du président et deux partis islamistes tentent même de faire supprimer la loi 6284, le seul instrument juridique national existant désormais pour protéger les femmes contre les violences.

Avec le retrait de la Convention d’Istanbul, disparait aussi la pénalisation du viol conjugal ou des mutilations génitales féminines. Les difficultés d’accès à la contraception et à l’avortement, toujours légaux, empirent : la majorité des hôpitaux refusent de pratiquer l’avortement et la contraception reste chère, outre que beaucoup de maris y sont hostiles, confortés par les déclarations d’un chef de l’Etat assénant que l’avortement est « un crime contre l’humanité » et prônant « au moins trois enfants par femme ».

A cela s’ajoute un discours public sexiste et discriminatoire totalement assumé à la tête de l’Etat, de son parti et de son gouvernement, avec une volonté de plus en plus intrusive de s’immiscer et de réglementer la vie des femmes, les vêtements qu’elles doivent porter ou pas, leur mode de vie et jusqu’à leur rire : « les femmes ne devraient pas rire à haute voix en public » a-t-il affirmé. Sérieusement ?

Mais la question de fond reste bien l’égalité entre les femmes et les hommes. Quand Recep Tayyip Erdogan affirme sans sourciller « l’égalité des hommes et des femmes est contraire à la nature », on comprend pourquoi les droits des femmes sont fondamentalement et méthodiquement remis en cause. Et il faudra toute la détermination d’une société civile éclairée et d’un réseau de féministes très actives et pugnaces depuis si longtemps pour préserver les droits des femmes et des filles.

Nous serons avec elles.

Jocelyne Adriant-Mebtoul 50-50 Magazine

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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