Articles récents \ DÉBATS \ Contributions « Les balles du 14 juillet »

À quelque jours de la fête Nationale, se tenait hier à l’auditorium de l’hôtel de ville de Paris une projection du film documentaire de Daniel Kupfenstein « Les balles du 14 juillet »  organisée par la Ligue des Droits de l’Homme, en présence du réalisateur et de Patrick Baudouin, président de la LDH. Ce film n’a malheureusement encore jamais été diffusé par aucune chaîne de télévision.

Il y a 70 ans, le 14 juillet 1953, la traditionnelle manifestation républicaine s’est tenue entre les places de la Bastille et celle de la Nation. Cette année-là, des milliers d’Algériens du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) y ont pris part, défilant calmement, dignement et « en ordre ». Des dizaines de rangs de jeunes Algériens, pour la plupart des jeunes travailleurs, se succédaient. Ils avaient mis sans doute leurs plus beaux vêtements et défilaient en costume et souvent cravate. Le cortège avait été soigneusement organisé et encadré pour que le calme y règne. Arrivés sur la place de la Nation près de la tribune, tout s’accélère et la manifestation se termine en drame. Il semblerait qu’un policier soit entré dans le cortège pour s’emparer d’un drapeau algérien, et qu’il ait glissé dans la bousculade qu’il avait provoqué, la pluie s’était alors mise à tomber. Et c’est alors que les autres policiers présents se sont mis à tirer sur les premiers rangs des manifestants, faisant sept morts et une soixantaine de blessés graves.

Ce jour-là, sept hommes de 20 à 40 ans furent abattus par la police française : Abdelkader Draris, Mouhoub Illoul, Amar Tadjadit, Larbi Daoui, Tahar Madgène, Abdallah Bacha et Maurice Lurot, un syndicaliste de la CGT venu porter secours aux blessés. Dans son film Daniel Kupferstein fait un minutieux travail de reconstitution historique : il sonde les archives et recherche des documents inédits, il va jusqu’en Algérie recueillir les témoignages de victimes et de leurs proches, il rencontre aussi deux des policiers qui ont tiré ! Il fait également un important travail de mémoire en sortant de l’oubli un fait historique dont la plupart des Français·es n’ont jamais entendu parler car il n’est pas entré dans leurs livres d’histoire. Comme il le démontre dans son film, ce drame honteux a été transformé en mensonge d’État, les victimes furent accusées d’avoir fomenté une émeute et les relations des circonstances de l’événement ont été manipulées. À la suite de cet événement, des brigades de police spécialisées ont même été créées pour intervenir dans les manifestations. Elles feront d’autres morts, comme Malik Oussekine des années plus tard.

Le débat qui a suivi la projection a suscité de nombreuses questions non seulement sur les circonstances de la tuerie de 1953, mais sur le comportement de la police face aux citoyen·nes  qu’elle présume « étranger·es ». Le racisme et le tutoiement y sont banalisés et les violences verbales, physiques ou psychologiques récurrentes. Une femme a témoigné comment, alors qu’elle était à l’hôpital de la Salpêtrière il y a une dizaine d’années suite à une hémorragie post-opératoire, elle a été « contrôlée » par des policiers à la recherche de sans-papiers (il semblerait qu’à l’époque leur arrestation leur valait une prime). Malheureusement pour elle, elle avait oublié une carte d’identité qu’aucune loi ne nous oblige à détenir H24 dans nos déplacements. Sans considération ni pour sa personne ni pour son état de santé, elle va se retrouver plaquée au sol, le dos écrasé par le pied d’un policier. Une autre femme, d’origine algérienne, témoigne de l’arrestation violente de son fils il y a 26 ans. Il avait pour seul tort de se trouver dans le périmètre d’une opération de police près de chez lui. Il en gardera des séquelles psychologiques, ainsi que toute la famille qui perdra sa confiance dans l’État français et sa police, et dans ses valeurs autoproclamées de liberté, d’égalité et de fraternité. Elle tentera en vain d’obtenir justice pour son fils. Les torts de la police sont très rarement reconnus publiquement faute d’une instance indépendante pour enquêter sur les affaires problématiques. Pourtant les policiers sont des humains comme les autres et donc faillibles. Le fils d’un troisième personne présente a aussi fait l’expérience d’une arrestation arbitraire alors qu’il marchait seul un soir dans une rue de Paris, suivie d’une longue garde à vue humiliante et traumatisante qui va oblitérer les projets d’avenir qu’il faisait à l’époque. Son seul « tort », être noir. Il mettra de longs mois à se reconstruire, sans excuses ni dédommagements pour les souffrances infligées gratuitement !

Si ce sont presque toujours des jeunes garçons et des hommes qui sont interpellés voire tués lors de ces « opérations de police », ils ont des mères, des femmes ou des sœurs qui les soignent, qui les pleurent, ou qui demandent réparation à la justice ! Il serait grand temps que la France affronte son passé colonial et se débarrasse d’un racisme latent qui infecte encore une partie de la société. Dans les années 1980, la jeunesse ne voulait pas « qu’on touche à son pote » ; un peu plus tard les supporters de foot défendaient une équipe « black, blanc, beur »… Où en est-on aujourd’hui ? Les insultes racistes fusent toujours dans les stades, et les personnes visiblement d’origines extra-européennes sont encore trop souvent victimes d’un racisme ordinaire dans les administrations ou ailleurs, de la part de personnes qui semblent ignorer ou contester le premier article de la déclaration des droits de l’Homme : «  Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité » !

Et si la patrie de cette déclaration commençait à l’appliquer vraiment ? Si elle jugeait ses citoyen·nes sur leurs actes et non sur la couleur de leur peau, leur accent ou des préjugés développés pendant l’époque coloniale afin de justifier la colonisation ?

Par ailleurs, dans un pays qui se targue d’avoir aboli la peine de mort, comment peut-on accepter qu’elle soit donnée par la police ? Son travail n’est pas toujours facile, mais elle est payée par les citoyen·nes français·es pour assurer la sécurité publique, pas pour terroriser ou maltraiter les plus fragiles, les plus jeunes et les plus démuni·es en capital social ou financier. Nous lui devons le respect tout autant qu’elle le doit à chacun·e d’entre nous, sans distinction. Si certain·es sont hors la loi, c’est à la justice de dire ensuite le droit !

Marie Lévêque Féministe

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