Articles récents \ Chroniques CHRONIQUE L’AIRE DU PSY : Rien à perdre de Delphine Deloget

Rien à perdre ! C’est déjà presque un slogan, tant le politique conduit de plus en plus de citoyen·nes vers cette posture défensive. Quand une succursale commerciale envisage une assurance sur la précarité, l’obscénité télévisuelle conduit Apolline de Malherbe à dire : « mais c’est une assurance pour manger ! » ce à quoi l’interviewé répond fragilisation du système de solidarité dans notre pays… En bas de l’écran de RMC Infos défilent successivement des bandeaux. Sur le premier, nous pouvons lire CONSOMMATION : CARREFOUR LANCE SON ASSURANCE CHARIOT, puis un second s’affiche « GARANTIE POUVOIR D’ACHAT », UN VRAI BON PLAN ?

Rien à perdre, c’est une confrontation à l’état des lieux des services sociaux, qui est accablant. Le burn out frappe nombre d’entre celles et ceux, qui y exercent. D’ailleurs, il n’est pas anodin qu’un responsable ait (l’emploi de l’auxiliaire être n’est sans doute pas exclu pour ce personnage) un bras cassé. Les professionnel·les en charge de traiter la maltraitance et les violences sont mal traité·es. La maltraitance est le quotidien de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE). Lorsqu’une mesure d’évaluation ou un suivi socio-éducatif est prononcé par la/le juge, un délai extrêmement long rend la mesure caduque, à tout le moins la discrédite. Exercer à l’ASE, c’est être en continu confronté·e à du traumatique. Or l’une des particularités du traumatique, c’est la répétition : à défaut d’un cadre propice à l’élaboration, la seule issue, c’est de réitérer la scène douloureuse. Nul masochisme à l’œuvre, juste un impossible à penser. Et pour penser, il faut de l’espace et du temps. Ni les victimes, ni les professionnel.les ne disposent de ce temps et de cet espace pour penser.

À la place, il y a le « prêt-à-penser », qui illustre si bien le dicton d’un enfer pavé de bonnes intentions. Penser la complexité d’une situation, ce n’est pas s’appuyer sur les apparences de la réalité pour en déduire une conduite à tenir quasi réflexe. Point de procès à l’ASE, plutôt un repérage des injonctions paradoxales auxquelles se réduit parfois ladite protection de l’enfance. Les décisions de justice sont également très souvent critiquées. Entre placements arbitraires, droit de visite accordé à des parents violents, réduction des aides aux jeunes mineur.es isolé.es… On peut regretter les dégâts causés par la formation au SAP, qui a sévi et sévit encore auprès des personnels judiciaires. Ce fameux Syndrome d’Aliénation Parentale est une supercherie théorique d’un certain Richard Gardner (1931-2003), qui se présentait comme professeur de la Columbia University, alors qu’il n’en avait été qu’un bénévole non rétribué. Notons encore que l’ensemble de ses publications et articles proviennent de sa propre maison d’édition. Pourtant, ce SAP a connu son heure de gloire et a permis à des conjoints violents de prétendre à être de « bons pères ».

Rien à perdre, c’est l’histoire d’une mère seule avec deux enfants, qui travaille le soir dans l’événementiel. Son fils cadet dort, l’ainé adolescent n’est pas rentré. Le petit se réveille, a faim, décide de se faire des frites. Un accident domestique survient. Le grand frère emmène le plus jeune à l’hôpital. La mère ne les rejoint que plus tard. Principe de précaution, un signalement est fait. L’ASE alertée tente de prendre contact avec la mère, qui n’a pas le temps. La machine à interpréter se met en marche lors d’une visite à domicile. Les signes préoccupants sont au rendez-vous et la machine s’emballe.

Virginie Efira incarne magnifiquement une mère attentive, fêtarde, mais nullement négligeante. Ainsi, lorsque son fils ainé, promis à devenir un musicien professionnel, lui annonce qu’il s’est trompé, qu’il n’a plus envie de jouer de la trompette, elle l’entend vraiment et le soutient alors que les circonstances ne s’y prêtent pas. India Hair incarne parfaitement la travailleuse sociale à la voix mielleuse, trop aigue pour produire l’apaisement voulu. D’ailleurs, un passage à l’acte violent (un « coup de boule ») de la mère répondra à cette docilité compréhensive attendue de la mère en profond désarroi d’être séparée de son fils.

Le drame dans cette histoire repose sur la crainte des professionnel·les de l’ASE de « passer à côté d’une situation gravissime ». Parce qu’une situation antérieure a conduit un enfant à se retrouver dans une poubelle, on applique le principe de précaution ! « On peut pas se permettre d’attendre et de risquer un nouvel accident ». Certes, la protection de l’enfant doit primer, mais la prudence ne doit pas conduire à la frilosité. Lorsque le responsable de l’ASE affirme « Oui, mais il faut plus que de l’amour d’une famille pour élever un enfant » c’est indéniable, néanmoins le film de Delphine Deloget nous éclaire sur la possibilité de passer à côté d’un milieu aimant et attentionné en lui prêtant une négligence (les fameuses « carences éducatives »), qui n’est ici pas de mise. Le premier qui a ouvert la porte aux travailleurs sociaux, c’est Hervé, l’oncle paternel joué par Arieh Worthalter. Il était temporairement hébergé par sa sœur et probablement enfumé lorsqu’il a répondu à la sonnerie. Virgine Efira a un autre frère, Alain, incarné par Mathieu Demy. Il s’est fait interdire de casino (de son propre chef). On peut supposer qu’il se guérit d’une addiction aux jeux (Rien à perdre n’est pas sans évoquer la roulette et son Les jeux sont faits, rien ne va plus). Que d’indices en défaveur de cette mère seule ! Pour ne pas s’en tenir à des préjugés ou des présupposés idéologiques, les personnels de l’ASE ne doivent pas être accablés de situations alarmantes qu’ils s’avèrent incapables de traiter autrement que dans l’urgence. La prévention a un coût et les économies réalisées sur son dos produisent une addition bien plus salée !

Daniel Charlemaine 50-50 Magazine

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