Articles récents \ France \ Société Jonathan Machler : « la prostitution est un système de violences fondé sur des schémas d’oppression sexiste, raciste et de classe qu’il faut abolir »  1/2

Jonathan Machler est directeur de la Coalition pour l’Abolition de la Prostitution (CAP International) une coalition de 35 associations de terrain et de survivantes de la prostitution présente dans 28 pays. CAP International fait principalement un travail de plaidoyer afin que des législations abolitionnistes soient votées dans un maximum de pays.

Quand a été créé CAP et par qui ?

CAP International a été créée en 2013 et lancée officiellement à travers son 1er Congrès mondial de 2014 à Paris. Notre coalition a été créée par 9 associations françaises, indiennes, canadiennes. Des associations de terrain, de survivantes, féministes, qui partagent un même constat : il y avait un vrai besoin en termes de plaidoyer pour obtenir des législations abolitionnistes. Les associations de terrain sont mobilisées auprès des personnes prostituées, mais elles n’ont pas toujours les ressources pour faire, en plus, du plaidoyer.

L’idée est donc à la fois d’agir en appui aux efforts de plaidoyer des associations de terrain au niveau national mais également au niveau international en coalisant les forces, les ressources et en arrivant à peser collectivement.

La coalition n’a cessé de s’étendre, nous sommes passées de 9 associations en 2014 à 35 associations sur 28 pays aujourd’hui. Nous avons encore de nouvelles candidatures pour intégrer des associations d’Ukraine, d’Espagne etc.

Notre idée n’est pas forcément de nous étendre le plus possible car cela pose la question de notre capacité de faire vivre la coalition, d’animer la vie du réseau. Nous avons ce devoir et cette ambition de faire vivre un mouvement qui aujourd’hui est le mouvement abolitionniste le plus large au monde.

Quels sont les principaux objectifs de CAP International ?

Son objectif principal c’est l’obtention de cadres législatifs abolitionnistes, c’est-à-dire des cadres qui soient protecteurs et émancipateurs pour les personnes prostituées et qui permettent de mettre fin à l’impunité de leurs exploiteurs, proxénètes et clients-prostitueurs.

Le modèle abolitionniste repose sur plusieurs piliers : la décriminalisation totale des personnes en situation de prostitution et l’accès à des parcours de sortie holistiques, avec une approche d’accompagnement individuel permettant de s’extraite durablement du système de la prostitution via l’accès à une autonomie socioéconomique, et qui inclut également un accompagnement psychologique si cela est sollicité, afin de faire face aux multiples violences auxquelles les personnes prostituées sont confrontées.

La lutte contre l’impunité de ceux qui exploitent les personnes prostituées, proxénètes et « clients » prostitueurs, à travers la pénalisation de toute forme de proxénétisme, et la pénalisation de l’achat d’actes sexuels. Sans la demande pour l’achat d’actes sexuels – une demande uniquement exprimée par des hommes – le système de prostitution n’existerait pas.

Enfin, la mise en œuvre de campagnes de sensibilisation, en particulier vis à vis des hommes et des jeunes hommes, et du grand public. Nous pensons qu’il y a une priorité à communiquer en direction des hommes afin d’essayer de faire changer les mentalités, de manière complémentaire à la réponse pénale. Cette sensibilisation doit pouvoir s’accompagner d’un effort de formation pour les professionnel.le.s qui sont au contact des personnes en situation de prostitution.

Ce sont ces objectifs politiques qui sont au fondement de notre travail. D’autres objectifs sont apparus par la suite, avec le développement de la coalition. Il y a pour nous la nécessité d’animer un réseau d’association de terrain, féministes, de survivantes afin de faire en sorte qu’il y ait des liens de solidarité qui se développent au sein de notre mouvement entre des associations qui doivent faire face à des réalités difficiles.

Et puis la bataille culturelle autour de la prostitution. On connaît le discours qui aseptise la prostitution, le discours du « travail du sexe ». C’est important pour nous de renverser ce narratif qui est totalement déconnecté des réalités vécues et observées sur le terrain. Notre constat et celui de nos associations membres est que la prostitution est un système de violences, un système qui est fondé sur des schémas d’oppression sexiste, raciste et de classe. Nous sommes à la fois abolitionnistes de la prostitution et de tous ces schémas d’oppression sans lesquels la prostitution n’existerait pas.

Combien de pays font partie de CAP et combien de femmes avez-vous accompagné ?

Les membres de CAP International ont soutenu près de 18.000 personnes en situation de prostitution, quasi-exclusivement des femmes et des filles issues de groupes, de communautés les plus marginalisés, qu’il s’agisse des femmes et des filles des castes les plus discriminées en Inde, des femmes roms, migrantes, d’Europe de l’Est, du Nigéria en Europe, des femmes afro-américaines, ou natives en Amérique du Nord. Dans chaque pays où nous travaillons, nous observons les mêmes schémas d’oppression et de contraintes qui sont à l’œuvre.

On parle beaucoup de la traite des êtres humains car le terme est plus consensuel mais nous serions abolitionnistes de la prostitution même si la traite des êtres humains n’existait pas. Nous constatons que la prostitution est une violence en soi, que l’obtention d’un acte sexuel par les clients dans la prostitution est une forme de violence en soi et n’est jamais libre : soit il est forcé par la contrainte d’un trafiquant ou d’un proxénète, soit par la contrainte socio-économique qui pousse les femmes et les filles les plus marginalisées dans la prostitution. En tant qu’abolitionnistes, nous reconnaissons le caractère concret de la contrainte socioéconomique. Nous sommes contre une sexualité contrainte, nous militons pour une sexualité libre et égalitaire.

L’argument d’une choix « libre » de la prostitution, après des années d’expériences de terrain, en voyant des milliers des dizaines de milliers de personnes qui sont accompagnées, nous paraît illusoire. Cet argument sert principalement à promouvoir des politiques ultralibérales de légalisation de la prostitution.

Que pensez-vous de l’application de la loi du 13 avril 2016 ?

Tout d’abord, nous avons la chance d’avoir une loi assez extraordinaire dans son contenu, que les associations du monde entier nous envient. A l’étranger, nous observons à quel point les associations de terrain et les survivantes regardent la loi française avec intérêt. Il faut le dire car c’est quelque chose qu’il faut préserver. Je pense que comme beaucoup nous nous situons à la fois en défense d’une loi juste, qui est souvent attaquée sans fondement, tout en conservant une capacité à critiquer les carences dans l’application de la loi et en portant des propositions d’amélioration dans sa mise en œuvre.

Cette loi a été reconnue comme une loi de progrès et d’égalité par le Haut Conseil à l’Egalité, par la rapporteuse spéciale de l’ONU sur les violences faites aux femmes et aux filles etc. C’est une loi qui a été reprise et cité dans la résolution du Parlement Européen du 14 septembre 2023 qui appelle à l’application de tous les éléments du modèle abolitionniste qui est appliqué en France à l’ensemble des pays européens.

Concernant son application, il y a évidemment des choses à améliorer. Nous ne faisons pas partie de celles et ceux qui disent que la loi n’est pas appliquée. Si on prend le nombre de « clients » prostitueurs pénalisés depuis 2016 il y en a eu entre 8000 et 9000. Ce n’est évidemment pas assez, mais nous sommes de très loin en Europe le pays qui arrête le plus de « clients » prostitueurs.

Cette loi, qui s’attaque à la demande pour l’achat d’actes sexuels, permet de réduire l’attractivité du marché de la prostitution pour les trafiquants. Si l’on compare la France à ses voisins qui ont adopté une approche opposée par exemple, les estimations sur le nombre de personnes prostituées oscillent entre 300.000 et 400.000 pour l’Allemagne, et autour de 350.000 en Espagne selon Médecins du Monde. Au passage, je souligne que Médecins du Monde Espagne est abolitionniste et ne partage absolument pas la position de Médecins du Monde France sur la prostitution.

En France, l’estimation qui fait consensus entre les associations de terrain et le Ministère de l’Egalité est de 40 000. Nous avons donc un modèle législatif qui fait que l’on a dix fois moins de personnes en situation de prostitution que nos voisins européens qui ont des populations équivalentes. Cela signifie que nous avons un modèle plus protecteur que les pays ayant opté pour la dépénalisation ou la légalisation de l’achat d’actes sexuels et du proxénétisme, un modèle qui préserve mieux les femmes et les filles marginalisées face au système prostitueur.

La demande exprimée par les hommes pour l’achat d’actes sexuels est déterminante dans le développement du système prostitutionnel. Récemment, un sondage comparatif effectué par le Lobby Européen des Femmes a démontré que 6% des hommes suédois avaient acheté un acte sexuel au moins une fois dans leur vie. En Allemagne, ce chiffre était de 26%. En Espagne, selon deux sondages, les résultats étaient entre 32 et 39 %. Nous n’avons pas le chiffre pour la France nous sommes très éloignés de ces réalités-là.

En Hollande, où le modèle ultralibéral de « travail du sexe » est mis en œuvre, il est légal pour un moniteur d’auto-école de proposer un acte sexuel comme moyen de paiement à ses étudiantes. Cela a même un nom, « a ride for a ride ». Lorsque l’on donne a un acte sexuel une valeur transactionnelle, ce sont toutes les femmes et les filles, et en particulier les plus précaires, qui sont mises sous pression par le système prostitutionnel. Leur protection est indissociable de l’interdiction du proxénétisme et de l’achat d’actes sexuels.

Une autre différence concerne le nombre de personnes ayant accès à un parcours de sortie. Les pays réglementaristes ne mettent pas en place de parcours de sortie pour les femmes en situation de prostitution : pourquoi sortir de ce qui est considéré comme un job ?

En France, au mois de mars 2023, 1247 femmes avaient bénéficié d’un parcours de sortie, qui comprend une aide financière, un accès prioritaire au logement, un titre de séjour, un accompagnement individualisé. Selon le Ministère de l’Egalité, 95% d’entre elles étaient en situation d’autonomie socioéconomique, durablement éloignées de la prostitution à l’issue de ces parcours. On parle de vies qui sont radicalement, positivement changées. C’est grâce à la loi, et à l’accompagnement des associations de terrain comme le Mouvement du Nid, qui met en place ces programmes avec beaucoup de courage et de dévouement.

Nous ne sommes cependant pas satisfait.e.s de ce chiffre, et avons formulé des dizaines de propositions avec le groupe FACT-S pour améliorer les conditions d’accès et d’accompagnement au sein des parcours. Nous militions pour obtenir dix fois plus de parcours de sortie, car nous voyons qu’ils fonctionnent. Mais d’un point de vue international, c’est également 1247 fois plus que la quasi-totalité des pays européens.

La loi française a été saluée par la rapporteuse spéciale de l’ONU sur les violences contre les femmes et les filles. Elle dit que la loi française est une loi d’égalité, une loi de progrès, de justice et qu’il faut qu’elle soit mieux appliquée sur l’ensemble du territoire et avec plus de ressources. C’est exactement ce que nous pensons. Il faut plus de ressources pour l’appliquer, partout, avec plus d’ambition, à la fois sur la pénalisation des clients et sur l’accompagnement des associations qui mettent en place les parcours de sortie et sur l’accès aux parcours de sortie, qui doit être facilité et renforcé.

Propos recueillis par Caroline Flepp 50-50 Magazine

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