Articles récents \ Culture \ Arts Annie Richard : «le groupe surréaliste a ignoré la maturité artistique de la prétendue Femme-enfant, Gisèle Prassinos»
En lecture-spectacle, le 9 mars à La Halle Saint Pierre, 15h, et le 6 avril à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris, 19h. Brelin le Frou ou le Portrait de Famille (récit accompagné de tentures qui furent exposées à la Biennale de Venise, 2022) Gisèle Prassinos (1922-2015) en devenant à part entière poète, romancière et plasticienne surréaliste subvertit la catégorie de genre traditionnelle du féminin éternellement immature. Annie Richard est enseignante-chercheuse, spécialiste de Gisèle Prassinos, et coorganisatrice de l’événement .
Comment avez-vous rencontré l’art de Gisèle Prassinos et la femme ?
J ‘explore le monde de Gisèle Prassinos depuis ma lecture dans les années 70, d’un de ses romans, Le Grand repas. Elle y parle de la Mère mythique, alchimiste au cœur de l’Ancienne Maison, celle de l’enfance, transformant les terreurs du dehors en douceurs du dedans, avant l’échéance du passage à l’âge adulte. Rien d’édulcoré dans cette langue de pure poésie en prise avec les émois du devenir existentiel.
Le groupe d’André Breton a reconnu en elle à l’âge de 14 ans, en 1934, l’incarnation de l’écriture automatique, Femme-Enfant éternellement immature : ses premiers textes écrits « spontanément » leur avaient été montrés par son frère, son aîné de quatre ans, le peintre Mario Prassinos. Une célèbre photo de Man Ray la représente, fillette au grand col blanc en train de lire ses poèmes devant ces messieurs médusés. Il y a là, à côté des jeunes introducteurs Henri Parisot et Mario Prassinos, André Breton, Paul Eluard, Benjamin Péret, René Char.
« J’illustrais leur théorie » dit Gisèle Prassinos avec la percutante simplicité qui la caractérise. Sa tranquille constatation s’est vérifiée en 1958: le groupe surréaliste a ignoré la maturité artistique de la prétendue Femme-enfant. Après une longue période de quasi silence, où elle passe « à l’acte conscient d’écrire« , je l’ai découverte dans sa période des romans autobiographiques de retour à l’écriture, inaugurée par le récit d’enfance Le Temps n’est rien.
Je cherchais un sujet de thèse, me dirigeant de façon chaotique vers l’enseignement supérieur, aussi démunie de plan carriériste dans mon domaine que Gisèle Prassinos dans le sien. Il m’a paru évident, au stade du parcours féministe où je me trouvais, que ce ne pouvait être que Le grand Repas.
Quel parcours vous a conduite au féminisme et à vos engagements ?
J’intitulai ma thèse : « Le discours féminin dans Le grand Repas de Gisèle Prassinos ».
Gisèle est venue en chair et en os assister à ma soutenance en Sorbonne, protestant malicieusement de son ignorance, elle qui était imprégnée d’une immense culture, respirée depuis son enfance dans sa famille créatrice, exilés grecs venus d’ Istamboul à cause de la guerre gréco-turque alors qu’elle avait 2 ans, en 1922.
Père érudit, directeur d’une revue Logos à Istamboul, autorité spirituelle « légitimement » transmise au fils selon la mentalité orientale alors que la petite sœur, compagne depuis toujours de merveilleux jeux créatifs avec son frère où ils étaient « garçon-fille » et elle « fille-garçon », n’était plus tout à fait du côté des femmes vouées au bien-être domestique et à la couture.
Cette situation me parlait, ô combien !
Non pas que mon père fût en quoi que ce soit dominant mais bien qu’au contraire doux, rêveur, aimant, il n’en demeurait pas moins bénéficiaire d’une exploitation consentie, intériorisée de ma mère de qui étaient attendus la parfaite tenue d’une maison et l’apport au bien- être du ménage, d’un travail complémentaire de couture.
Le grand Repas où Gisèle Prassinos transpose les rôles sexués de sa famille grecque avec un monde des hommes destiné à la culture et un monde des femmes vouées au bien être domestique, cuisine et couture, pointait la situation frustrante intériorisée que j’avais toujours sentie chez ma mère et dont j’avais pris clairement conscience en lisant à 20 ans, le Deuxième Sexe.
Mais je n’avais pas encore mesuré jusqu’où allait me mener la fréquentation assidue de l’œuvre de Gisèle Prassinos.
Justement, que vous a apporté la fréquentation de l’œuvre de G.Prassinos ?
Gisèle Prassinos conquiert sa place d’artiste par vagues successives de création à partir de cette situation dichotomique des sexes : les romans préludent à l’élan d’une période d’intense activité poétique et plastique de 1967 à 1988, qu’elle appelle son artisanat, où elle confectionne des tentures-tableaux sur les grands sujets de la peinture d’Histoire notamment bibliques et mythologiques ainsi que des bonshommes faits de bric et de broc.
Le ferment de cette période, d’après ses dires, permet l’émergence d’un récit, qui paraît en 1975 : Brelin le Frou ou le portrait de famille accompagné de tentures
Un dessin lui vient spontanément sous les doigts, raconte-t-elle, d’une famille visiblement soudée et sexuée autour d’un fils savant à partir duquel se déroule le texte d’une pseudo- ethnologue qui signe G. P. comme l’artiste Gisèle Prassinos qui au même moment confectionne ses tentures sur le thème d’une autre famille, culturelle celle-là, religieuse et mythique.
L’humour, disait Gisèle Prassinos, c’est « se moquer de soi ».
A la tonalité grave des recueils poétiques en quête de l’enfance qui se succèdent répond dans les tentures et les bonshommes une audace espiègle sans agressivité qui met à distance le bien-fondé de la structure paternaliste du clivage sexué au centre de la société et de son imaginaire.
Gisèle Prassinos accomplit ainsi la révolution surréaliste du « point sublime », le dépassement des contraires perçus comme contradictoires, la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, etc.., prôné par André Breton, auquel manquait celui des genres.
Quelles perspectives vous a ouvertes votre travail avec et sur Gisèle Prassinos ?
Gisèle Prassinos me donne l’exemple d’un chemin personnel d’une action féministe d’ordre symbolique.
J’ai fait avec elle des voyages passionnants notamment en Belgique aux Facultés universitaires de Bruxelles et Namur devant des étudiant.es enthousiastes, à Washington pour une exposition qui lui était consacrée en 2001 à la Maison Française.
De ces voyages, celui que je préfère est l’exposition- rétrospective de 1998 à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris. J’ai eu la chance d’en être co-commissaire, avec Claudine Boulouque, comme en témoigne ma monographie Le Monde suspendu de Gisèle Prassinos, H.B.Editions, 1998.
Merveilleuse aventure humaine autant qu’intellectuelle dont l’aboutissement pérenne est le Fonds Gisèle Prassinos à la Bibliothèque.
Je souhaiterais que mon féminisme en tant qu’enseignante-chercheuse, en tant que co-fondatrice avec Georgiana Colvile de l’association Femmes Monde, se situe dans la continuité de ma fidélité à Gisèle Prassinos, qu’il soit un combat pour la transmission de la mémoire des femmes et la révolution symbolique qu’elle entraîne.
Oser notamment rejouer les grandes scènes bibliques de la grande peinture d’Histoire est à ce niveau de remise en cause des représentations traditionnelles : un de mes combats a été d’essayer d’en indiquer la portée dans La Bible surréaliste de Gisèle Prassinos, Ed. Mols, 2004.
A rebours d’une identité figée, le sujet féminin peut se trouver dans le mouvement littéraire contemporain de l’autofiction ; la place particulière qu’y ont les femmes est l’objet de mon essai, L’autofiction et les femmes : un chemin vers l’altruisme ? Paris, L’Harmattan, 2013.
Enfin, mon questionnement sur la maternité Mère.Auto- essai et La boîte noire du corps de la mère, n’a pas cessé depuis la lecture du Grand Repas.
L’œuvre de Gisèle Prassinos est une leçon de vie que l’on est en train de redécouvrir comme le montre la Biennale de Venise de 2022 où quatre tentures de Brelin le Frou étaient exposées dans le cadre d’une session féministe et surréaliste.
Surréaliste certes mais le mot n’est pas nécessaire à Gisèle Prassinos : elle préférait « Etrange ».
Étrange, la famille telle qu’elle est impérativement instituée.
Étrange, le passage de l’enfance à l’âge adulte.
Étrange, le devenir -femme imposé par la norme sociale.
Étrange, le corps » cette machine-là », selon un poème du recueil Mon cœur les écoute
Etrange, la vie dans sa quotidienneté, son apparente normalité.
Propos recueillis par Edith Payeux 50-50 Magazine