Articles récents \ Chroniques Chronique l’air du psy : T’es où ?

Une fois n’est pas coutume, je vais d’abord parler de l’intitulé régulier de ma chronique : « L’aire du psy » s’attache tant à la spatialisation des territoires psychiques qu’à leur temporalité. Espace et temps s’entremêlent dans la vie psychique. L’actuel est peuplé de passé, de futur et de présent.

Dans la pièce co-écrite au plateau par Gabriel Debray et Chantal Pétillot, revient cette question essentielle de la place d’où l’on parle. L’énonciation et sa réception sont conditionnées par la position occupée par l’oratrice/l’orateur, par ses présupposés théoriques, ses croyances et/ou convictions, son parcours de vie et ce qui en transpire lorsqu’iel prend la parole. Si la scène théâtrale obéit à une mise en scène, néanmoins s’agissant d’un spectacle vivant, le surgissement de l’inattendu reste toujours possible. Au théâtre, la:le comédien·ne joue et prend le risque de s’exposer, là où l’actrice/l’acteur de cinéma a joué.

Chantal Pétillot incarne une femme à l’air parfois égaré. Elle est ailleurs et peut brusquement vous traverser de son regard perçant. Les gens à la rue, on ne les voit pas ou plutôt on les évite. La confrontation à leur détresse nous fait peur. Avec «T’es où ?», nous sommes captifs du personnage, contraints à entendre son histoire –ce à quoi nous nous dérobons généralement au quotidien.

Sa chevelure rousse et son long manteau sombre constituent ce mélange tantôt flamboyant, tantôt carapaçonné. La place que l’on occupe, c’est à la fois celle qui nous est dévolue historiquement (je pourrais presque dire névrotiquement, au sens où dans notre famille, un rôle nous est attribué ; qu’on y adhère ou qu’on s’en défende, on n’en sort de toute façon pas indemne) et celle qui devient la nôtre dans l’espace social.

La reconnaissance

Chacun·e d’entre nous aspire à la reconnaissance. Être reconnu·e, c’est avoir une place. Elle (dont nous ignorons le nom, désigne les autres, elle les nomme, les reconnait) son espace, c’est la rue. Elle est à la rue. Néanmoins, son bout de trottoir reste inchangé, des cailloux en délimitent la surface, ils ont également une fonction d’orientation à la manière du Petit Poucet. Une sorte de topographie subjective pourrait être inventée, elle viserait à étudier les modalités d’occupation de l’espace public (1).

La place, ça commence avec l’ordre des naissances, puis ça se poursuit autour de la table familiale. La place de chacun·e, est également fonction des demandes, qui nous sont adressées au sein de la famille : de quelles attentes et projections, chacun·e de la fratrie fait-iel l’objet ? De quelle déception ou drame suis-je éventuellement l’incarnation ?

Elle a perdu sa place à cause de son fils !

Cette femme occupait un poste important dans une agence bancaire. Au retour de son congé de maternité, elle découvre que son bureau est occupé : sa place est prise ! On lui offre désormais un «placard du fait de sa longue absence, mais dont elle n’est bien sûr pas coupable». Sa dignité la conduira à démissionner. Plus tard, elle quittera sa propre maison dans laquelle elle avait accueilli son fils, sa bru et sa petite-fille. Là encore, c’est sa dignité qui la guide. Son fils ne cherchera ni à la retenir, ni ensuite à partir à sa recherche. Le slogan présidentiel du réarmement démographique impliquerait déjà de penser en amont au niveau sociétal le lien entre emploi et maternité.

Prendre sa place, trouver sa place, c’est parfois quitter la scène sur laquelle on est répétitivement convoqué·e, c’est déjouer les pièges de notre histoire singulière en renonçant à la loyauté filiale, parfois ancestrale à laquelle on a été habitué·e, quasiment formaté·e. Si l’expérience de la psychanalyse est si souvent décriée, c’est parce qu’on lui reproche sa durée, son absence d’objectifs performants. Son inventeur l’avait d’ailleurs qualifiée d’interminable, d’infinie. Ce que supporte la/le psychanalyste, c’est justement le long trajet nécessaire pour débusquer nos propres résistances au changement, pour constater notre attachement si mystérieux à répéter des expériences pourtant pénibles. Il s’agit également de pouvoir envisager l’insécurité transitoire que l’on va devoir affronter pour changer de place dans nos rencontres, pour ne pas toujours répondre présent·e là où nous sommes assuré·es que notre insatisfaction sera au rendez-vous. Il ne s’agira alors plus seulement de se déplacer, mais de parvenir à occuper d’autres places dans notre famille, dans notre couple, dans notre travail, dans nos rencontres. L’héroïne de « T’es où ? » s’est-elle égarée ? Est-elle en chemin vers de nouvelles voies, vers une nouvelle voix ? Est-elle en devenir du fait de ses renoncements, de ses choix ?

Deux phrases m’ont particulièrement bouleversé. La première en provenance de la mère de l’héroïne de la pièce, qui critiquait sa façon de s’habiller : «Ça c’est dégueulasse ! tu dis ça ? à ta fille aînée…» ; la seconde concerne l’héroïne devenue mère : «C’est bizarre ce petit qui arrivait dans nos vies… et qui a tout changé. Non, ça c’est le prétexte, c’est pas le petit qui a tout changé. (…) Peut-être même que c’est le petit qui remet tout à sa place.» Voilà, une mère digne c’est celle qui ne projette pas sur sa descendance ses propres impasses, tout en ayant pu identifier les impasses de sa propre mère. Elle est à la rue, mais elle n’a pas trouvé sa place en optant pour la haine.

Daniel Charlemaine 50-50 Magazine

1 A la manière des travaux sur l’occupation genrée des cours de récréation : les garçons au centre dans l’activité physique, les filles en périphérie plus occupées à développer leurs aptitudes conversationnelles.

« T’es où », pièce co-écrite par Gabriel Debray et Chantal Pétillot, mise en scène par Gabriel Debray, interprétée par Chantal Pétillot s’est jouée début mars 2024 au théâtre Le Local, 18 rue de l’Orillon, Paris 11ème.

Les prochaines représentations auront lieu à 20h les vendredi 4 octobre, samedi 5 octobre, lundi 7 octobre, jeudi 10 octobre, vendredi 11 octobre 2024 au 100 situé au 100 rue de Charenton, 75012 Paris

print