Articles récents \ Chroniques CHRONIQUE L’AIRE DU PSY : Et cela fit l’ouverture du festival de Cannes !

Je suis généralement curieux des trouvailles du cinéaste Quentin Dupieux. Son univers est globalement source d’étonnement pour le cinéphile que je suis. Cependant avec Le deuxième acte, bien que je me sois laissé prendre et aller à rire à plusieurs reprises, je suis sorti de la salle de cinéma en colère en proie au sentiment d’avoir été pris en otage dans la propagation d’idées malsaines.

A l’heure où MeToo résonnait à l’approche du Festival de Cannes, programmer pour son ouverture le film de Quentin Dupieux était rétrospectivement pour le moins surprenant, pour ne pas dire déconcertant : c’est comme s’il avait fallu par anticipation compenser cette vague de «moi aussi» clamés par ces femmes sur les marches du Palais après s’être muselées leurs bouches à l’aide de leurs mains en signe de soutien aux prises de position de Judith Godrèche ces derniers mois. Le Festival de Cannes a encore du chemin à accomplir…

De quoi est-il question dans Le deuxième acte (1) ? D’abord du recours à l’intelligence dite artificielle, qui viendrait se substituer à la réalisation d’un film. Ensuite de la confusion entre réalité et fiction : laquelle des deux dit vrai ? Lorsque le psychanalyste Jacques Lacan intitule l’un de ses séminaires Les non dupes errent, il nous renseigne sur la position d’écoute analytique, qui nécessite d’accepter d’être dupe du discours des patient·es, plus exactement de chaque patient·e. C’est de prendre la parole qui s’énonce pour vraie. C’est d’en être dupe qui va permettre d’entendre l’au-delà ou l’en-deçà du discours explicite.

L’inconscient est une fiction théorique insaisissable comme telle, mais dont on peut attraper les effets au détour d’un lapsus, d’un rêve, d’un acte manqué. Serait-ce à cela, que Quentin Dupieux entendrait nous sensibiliser ? Que neni ! C’est juste une astuce pour brouiller les pistes et se dédouaner de propos sujets à controverse tenus dans le film. Propos homophobes, clichés validistes passent crème sous couvert d’humour. Dans la bouche de David (Louis Garrel), comme il est filmé, il n’entend pas cautionner les propos cash de son copain Willy (Raphaël Quenard) : «Moi je veux pouvoir continuer à bosser !» Autrement dit, ce qui est ici véhiculé, c’est que désormais la bien-pensance domine au lieu de dénoncer l’inacceptable de propos discriminatoires. Et comment se sortir d’un tel guet-apens, sinon grâce au subterfuge des «gais tapant». Nous découvrons à la fin que les deux comédiens, qui ont cassé du sucre sur le dos des pédés sont en couple. Vincent Lindon change alors de tenue et s’affuble d’une moustache rappelant Freddie Mercury. J’aurais aimé penser qu’il s’agissait d’un clin d’œil cinématographique au film adapté du roman éponyme d’Emmanuel Carrère La moustache, dans lequel Vincent Lindon incarnait un homme souffrant de dépersonnalisation après avoir rasé sa moustache et que personne ne s’en aperçoive. Mais hélas, je penche plutôt pour la référence au chanteur de Queen…

Poursuivons avec Florence (Léa Seydoux), qui repousse Willy lorsqu’il tente de l’embrasser pour de vrai et non pour le film en le menaçant d’un «Tu es conscient que tu pourrais ne plus travailler si je dénonçais ce que tu viens de faire» ! Il s’agit là d’un coup bas porté à toute la dynamique actuelle de réflexion autour du consentement. Faire passer ça dans la bouche d’une comédienne en 2024, c’est malhonnête. Il y a un biais cognitif reposant sur une inversion de la chasse aux sorcières, terme ici impropre puisque ce sont les chasseurs de proie qui sont visés. Là où les femmes sont majoritairement les victimes d’un patriarcat dominateur, elles deviendraient celles détentrices d’un pouvoir de nuisances à l’endroit des pauvres mâles désormais empêchés de conquérir ! Nous basculons ici quasiment dans le discours masculiniste.

Et puis, le clou du spectacle, ce sont les tremblements de Stéphane (Manuel Guillot), un figurant censé verser le contenu d’une bouteille de vin dans les verres des quatre larrons. Le trac domine, il a rêvé de participer à un tournage et il échoue à réaliser sa prestation. Mais, là encore, rebondissement : en fait, c’était son rôle dans le scénario ! Un passage à l’acte suicidaire conclut sa prestation. Mais c’était pour de faux. Cependant rendu à sa condition de simple figurant, le tournage achevé, il sera snobé par les deux gays auxquels il propose d’échanger leurs numéros de téléphones. Retour à la vraie vie, Stéphane se tire pour de vrai cette fois une balle dans la gorge et meurt. La caméra filme alors le restaurant, qui se nomme Le deuxième acte. Cette dérision sur le passage à l’acte suicidaire m’a glacé d’effroi. A trop jouer à faire fi des tabous, on engendre de la confusion et on finit par banaliser par exemple les propos racistes, au point d’oublier qu’ils sont un délit. C’est ce qui constitue le fonds de commerce des discours de l’extrême droite. Le magazine allemand Der Spiegel titrait le 21 mai dernier avec lucidité « 75 Jahres Bundesrepublik. Nichts Gelernt ? », que l’on peut traduire par « 75 ans de république fédérale. Rien appris ? »

Point de pruderie, encore moins de moralisme, mais jusqu’à preuve du contraire le féminisme n’a jamais conduit les féministes à tuer. Par contre, les féminicides, les viols, les violences sont trop nombreux pour tourner en dérision la dénonciation des abus commis majoritairement par des hommes. Le mécanisme du pouvoir patriarcal doit cesser. Je suis conscient d’avoir quelque peu divulgaché le film de Quentin Dupieux, mais je n’ai pas supporté d’être embarqué dans ses combines. D’ailleurs, le plan final interminable des rails de travelling en pleine campagne clôture à l’écran la manipulation, dont je me suis senti l’objet.

Daniel Charlemaine 50-50 Magazine

1 Le film de Quentin Dupieux a fait l’ouverture du 77ème Festival de Cannes.

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