Articles récents \ Culture \ Livres Nancy Huston s’interroge sur les violences masculines

Dans son dernier livre Francia, l’écrivaine franco-canadienne Nancy Huston nous emmène au bois de Boulogne partager une journée de Francia, prostituée trans colombienne, livre qui mêle le vécu de cette personne venue en France pour aider sa famille en fuyant la violence, et le portrait des 17 hommes qui lui rendent visite ce jour là. Un livre qui donne à réfléchir.

Le propre de certains auteurs qui nous ont marqués, comme Zola ou, plus récemment, Colm Mc Cann, est d’avoir construit leur œuvre à partir d’enquêtes approfondies. La romancière Nancy Huston en est un exemple récent. Pour écrire ce livre touchant – et a la fois gênant pour les abolitionnistes que nous sommes – l’autrice a en effet été jusqu’en Colombie sur les traces de la difficile enfance de Francia, petit garçon considéré comme efféminé, avant de s’immiscer dans le bus d’une association qui vient en aide aux prostitué·es du bois de Boulogne. Ici comme là-bas, son regard perçant et attentif a su débusquer les moindres détails d’une vie que l’on a rarement l’occasion de vivre de l’intérieur.

Dans l’histoire de Francia, de l’enfance marquée par l’amour inconditionnel de sa grand mère et la violence d’un père qui n’admet pas que son fils, Ruben, s’intéresse trop à la couture, il y a beaucoup de cruauté mais aussi de chaleur humaine. Celle de ses copines colombiennes qui l’aident à devenir une femme, celle des amies prostituées au bois qui, qu’elles viennent de Roumanie ou du Nigéria, se serrent les coudes en cas de coups durs – et ils sont nombreux- mais il y a surtout l’incroyable force vitale de Francia elle-même, qui, entre deux cierges à sainte Rita près de la place Clichy et les passes qui se succèdent trouve chaque matin la force de recommencer ses journées, avec une gaîté que l’on a du mal à comprendre. Nancy Huston nous la rend proche, si sympathique, que l’on pourrait ressentir ce récit, malgré la description sans facilité des hauts et des bas de son quotidien, comme une ode à la « pute au grand cœur »

Mais il y a les clients. Ces hommes dont toutes les prostituées racontent « qu’ils viennent car ils savent qu’ils ne seront pas jugés ». L’autrice intercale en effet le portrait de dix sept d’entre eux en de courtes pages qui changent insensiblement le ton du livre. Depuis toujours Nancy Huston s’interroge sur les violences masculines. Elle l’analyse, la dissèque, que ce soit dans des tribunes, des articles ou ses livres. Le lien qu’elle fait entre désir masculin et guerre est une des plus profondes analyses féministes d’aujourd’hui. Alors oui, elle égratigne au passage la loi Hollande de 2016 sur la pénalisation des clients dont elle craint, reprenant les arguments du Planning Familial ou de Médecins du Monde, qu’elle ne précarise les « travailleuses/travailleurs du sexe ». Mais lorsqu’elle met en scène, en de courts instantanés de vie, ces fameux clients, le message est sans appel : même si elle affirme, lors d’un débat que « Non, ce ne sont pas de pauvres types, ils sont Monsieur Tout le monde ! », ce qu’elle exprime est un mélange de haine, de mépris et de pitié pour tous ces hommes qui, une fois ou régulièrement, vont rendre visite à Francia, ou une autre, peu importe tant ces corps utilisés pour leur plaisir sont interchangeables à leurs yeux.

Il y a celui qui a été bousillé par les confessions obligatoires de ses années de catéchisme et par la honte associée par l’église catholique à tout acte sexuel ; celui que les femmes libérées terrifient et mettent en colère, lui qui a sans cesse le sentiment de subir leur tyrannie ; le policier qui a un besoin irrépressible de décharger une fois par semaine, dans l’anonymat du bois, les violentes tensions accumulées au travail ; celui qui sont d’années de prison pour avoir violenté et tué sa femme enceinte, et qui n’explique toujours pas sa propre violence ; il y a l’intellectuel libertin membre de l’Académie qui ne digère toujours pas, malgré ses conquêtes, la crainte de l’impuissance et se repaît dans la perversité ; le musulman qui est rassuré par les putes car, dit-il, « avec elles, tout est clair et cash, on paie, on prend, on part »…. Et tant d’autres, figés dans leur mal être, leur indifférence, leur égocentrisme…

Alors non, tous ces hommes ne sont pas excusés par l’autrice. Ils sont loin de l’être. Observés, analysés, c’est tout. Si Nancy Huston a autrefois étudié la vie de Nelly Arcan, « fille de joie » québecoise et autrice qui s’est suicidée à 36 ans, ou encore les écrits de Griselidis, autre prostituée aux talents littéraires, c’est pour s’exprimer avec vigueur sur la prostitution en 2011, dans une tribune donnée à Libération : «  Métier comme les autres ? Foutaises. Arcan, qui a exercé ce métier pendant plus de deux ans, sait que ce n’est pas anodin pour une femme de vendre son corps. (…)  Je croirai que la prostitution est un métier comme les autres le jour où les prostitué(e)s – mais aussi les intellectuel(le)s, il n’y a pas de raison ! – encourageront leur fille à pratiquer ce métier. »

Il faut donc prendre l’histoire de Francia, si vive et si humaine, si pleine d’un terrible exotisme que l’autrice, qui comme elle vit entre deux cultures, deux langues, sait rendre avec une sorte de ferveur empathique, comme un cadeau : celui que nous fait une grande écrivaine en nous permettant de vivre la vie d’une autre si différente et si proche à la fois, dont il est difficile de se détacher avec indifférence.

Moïra Sauvage 50-50 Magazine

 

 

 

 

 

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