Monde Jocelyne Adriant-Mebtoul : « je pense que la diplomatie féministe peut devenir une arme de paix »

Comme chaque automne à Paris, le Women’s Forum a ouvert son grand rendez-vous annuel les 23 et 24 octobre 2024 dans la Maison de la chimie sur le thème de la réconciliation, tandis que les conflits armés n’ont jamais été si nombreux et que le nombre de femmes qui en sont victimes a doublé en 2023, selon le rapport de l’ONU rendu la veille, 22 octobre, sur les femmes, la paix et la sécurité. Plus de 1700 personnes s’y sont pressées pour entendre des exper·tes du monde entier sur les thématiques de la participation des femmes dans tous les domaines de décision, de l’économie au climat, de la santé aux affaires et à la « tech », de la culture au droit et à la politique.

La diplomatie féministe comme instrument de re- connexion des Nations entre elles pour favoriser la coopération et la paix y était à l’honneur avec une table ronde qui réunissait autour de la journaliste new-yorkaise Kathryn Pilgrim : l’Ambassadrice Vanessa Frazier, Représentante permanente de Malte aux Nations Unies ; Arancha Gonzalez, Doyenne de l’Ecole des Affaires Internationales de Paris Sciences Po, Ancienne Ministre des Affaires Etrangères d’Espagne ; Begoña Lasagabaster, Directrice de l’égalité des genres à l’UNESCO ; et Jocelyne Adriant-Mebtoul, Présidente de la Commission internationale du Haut Conseil à l’Egalité et fondatrice de l’ONG Femmes du Monde et Réciproquement sur les droits des femmes à l’international.

50-50 Magazine reprend ici les questions posées par la journaliste américaine Kathryn Pilgrim à Jocelyne Adriant-Mebtoul.

Comment définiriez vous la diplomatie féministe… En quelques mots, que signifie-t-elle pour vous et quel est son lien avec la notion de « réconciliation » ?

Dans un monde en chaos, je crois que la diplomatie féministe est un instrument précieux

Pour avoir co-produit le rapport 2023 sur la diplomatie féministe de la France, dans le cadre des missions du Haut Conseil à l’Egalité, je la définis comme la politique d’un Etat qui met au cœur de son action extérieure l’égalité femmes/hommes et la solidarité internationale avec les femmes dont les droits sont bafoués partout dans le monde. Cette dimension peut tout changer car c’est une approche transformatrice de la société. Elle vise notamment à substituer des enjeux de paix aux enjeux de rapports de force et de domination de nos sociétés patriarcales.

Pour vous répondre sur le lien avec la « réconciliation », je pense que la diplomatie féministe peut devenir une arme de paix, si les Etats et les politiques qui nous gouvernent le veulent vraiment, car tout est question de volonté politique. Quand la volonté est réelle, les moyens suivent.

Vous êtes à la tête de l’organisation «Femmes du monde et réciproquement  et vous êtes depuis longtemps dans le domaine de la participation des femmes aux institutions. En tant que société, nous avons beaucoup progressé en matière de participation des femmes et, en 2024, il semble que nous assistions à un énorme retour en arrière. Pourquoi pensez-vous que cela se produit ?

Ce recul s’est amorcé depuis quelques années déjà.

Premièrement, à cause des crises mondiales multiples : la pandémie de Covid 19 continue d’avoir un impact délétère dans les domaines sanitaire, de l’économie, du social et de l’environnemental et on en a pour des années à s’en remettre.

Deuxièmement, à cause de la vulnérabilité des populations précarisées par les crises : plus les gens se sentent démunis, plus ils ont peur de l’avenir pour eux et pour leurs proches, et plus ils recherchent des personnages « providentiels » qu’ils croient capables de les sauver parce qu’ils parlent de sécurité, de monter des murs au lieu de construire des ponts, de rejeter tout ce qui peut représenter une menace réelle ou supposée.

Troisièmement, et c’est le résultat des deux premiers points, on assiste à la montée des régimes autoritaires au même rythme que reculent les démocraties : les régimes autoritaires sont près de 50% sur la planète : ils ont triplé en 30 ans. Et avec eux les conflits prolifèrent sur la planète. On en dénombre une centaine au moment même où on se parle. Les budgets des armées au niveau mondial ont d’ailleurs atteint un record historique. C’est dire !

La conséquence c’est que les droits des femmes et des filles reculent dans les mêmes proportions. L’ONU a rendu avant-hier son rapport alarmant sur les femmes dans les conflits : le nombre de femmes tuées dans les conflits armés a doublé en un an et les violences sexuelles ont augmenté de 50%, le droit international étant de moins en moins respecté par les belligérants et par les Etats qui sont censés le garantir en tant que membres de l’ONU ! Aujourd’hui, qui le respecte à Gaza, au Soudan, en Afghanistan, au Yémen et ailleurs ?

Les droits des femmes sont le baromètre de la société, quand ils vont bien la société va bien et inversement. Regardez l’état économique et politique catastrophique de l’Afghanistan, regardez la situation sociale de la République démocratique du Congo, l’un des pays les plus riches de la planète par son sous-sol minier mais où la population est parmi les plus pauvres : c’est le pays où des millions de femmes et de filles ont été violées et mutilées sexuellement, on dit que c’est « le pays du viol ». Et à l’inverse regardez l’Espagne qui a mis en place une véritable stratégie contre les violences et pour les droits des femmes, qui a réussi en moins de 20 ans à faire diminuer de plus d’un tiers le nombre de féminicides. Il est deux fois moins élevé qu’en France aujourd’hui. C’est donc bien une question de volonté politique.

Si l’on se projette dans l’avenir, à quoi ressemblera, selon vous, la diplomatie féministe ? Quelles seront ses implications ?

Je pense que la diplomatie féministe est encore en construction. C’est un concept très jeune, qui doit grandir, s’incarner. Il a à peine 10 ans. Aujourd’hui une vingtaine de pays annoncent en avoir une, mais il n’y a pas de définition commune, chacun y met sa propre recette (parfois cela ressemble plus à une recette de cuisine locale qu’à une politique publique ! ) Elle n’est pas organisée au niveau multilatéral, ni inscrite dans une feuille de route commune. Il faut construire une politique publique commune. Peut-être en commençant par l’Union Européenne puisqu’elle est née en Europe et que la plupart des Etats qui en ont adopté une sont européens. Mais vous me demandiez à quoi ressemblera la diplomatie féministe ? J’ai envie de vous répondre : I have a dream !

Dans le futur, l’Onu en aura proposé une définition commune adoptée à l’unanimité par l’ensemble des 193 Etats membres.

Chaque pays mettra au cœur de sa diplomatie, non seulement l’égalité entre tous et toutes, mais aussi l’obligation de solidarité envers toutes les femmes et les filles qui sont discriminées dans leur pays en raison de leur sexe. Ainsi, par exemple, les Afghanes qui auront réussi à sortir d’Afghanistan seront automatiquement et sans procédure acceptées avec le statut de réfugiées dans n’importe quel autre pays.

Des femmes siègeront dans toutes les négociations de paix ou de sortie de crises à égalité parfaite avec leurs homologues masculins, les quotas et l’objectif de parité n’auront même plus lieu d’être depuis longtemps tant nous l’aurons intégré dans notre culture !

Les diplomates femmes siègeront à part égale avec les hommes au Conseil de sécurité de l’ONU, où se prennent les résolutions pour la paix, c’est-à-dire les décisions de l’ONU.

Et ces résolutions seront respectées parce que le droit international sera une valeur essentielle pour tous les gouvernant·es.

Selon vous, qui incarne (ou a incarné) le plus parfaitement le concept de diplomatie féministe ? Et pourquoi

Il y a plusieurs personnalités politiques auxquelles je pense, car elles incarnent selon moi le concept de diplomatie féministe. Il se trouve que ce sont des femmes.

Je pense à Vigdis Finnbogadottir, première femmes élue à la tête d’un pays en 1980, l’Islande, pays qui continue d’avoir des femmes comme premières ministres et qui est au sommet des pays égalitaires , je pense à Jacinda Ardern en Nouvelle Zélande, ou à Sanna Marin, ancienne première ministre de Finlande. Il y a à peine 10% de femmes cheffes d’Etat ou de gouvernement dans le monde, mais un certain nombre de femmes politiques ont commencé à inventer une autre gouvernance.

Et bien sûr je pense à la créatrice de cette politique nouvelle de diplomatie féministe, Margot Walström, qui était ministre des Affaires Etrangères suédoises lorsqu’elle l’a conçue en 2014. Son objectif était de combattre « la discrimination et la subordination systémique et mondiale des femmes ». Mettre le sujet de l’égalité au cœur de la stratégie étrangère d’un pays et des femmes à égalité des hommes aux postes de diplomates était une vision révolutionnaire de la société, car cela suppose de changer radicalement de paradigmes pour envisager la société autrement.

Quelle est la plus grande menace pour la paix dans le monde d’aujourd’hui, et en quoi la diplomatie et le leadership féministes peuvent ils constituer une réponse ?

Le plus grand risque, c’est le manque d’éducation des gouvernants aux valeurs du bien commun, de l’intérêt général et de l’empathie vers les autres. Les filles sont davantage éduquées dans ce sens. Pas les garçons, à qui on apprend au contraire à être les premiers, les plus forts, voire à écraser les plus faibles.

Or, lorsque des hommes violents accèdent au pouvoir, ils choisissent la force plutôt que le droit, la domination plutôt que la concertation et la négociation, l’appropriation de terres ou de richesses plutôt que le respect de l’environnement et la redistribution équitable. Et dans ces cas malheureusement majoritaires, ils fomentent la guerre, dont les femmes et les enfants sont les premières victimes.

Ma conclusion est donc qu’il ne faut rien changer à l’éducation des filles mais qu’il faut au contraire donner la même éducation aux garçons et en attendant, il faut imposer des femmes en nombre dans les toutes les instances de décision et de gouvernance, pour faire régresser les guerres et négocier la paix.

La paix est une chose trop importante pour laisser les hommes s’en occuper !

Propos recueillis par Kathryn Pilgrim, journaliste américaine

Lire plus : Dossier la Diplomatie à l’épreuve du féminisme

 

 

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