Articles récents \ Chroniques CHRONIQUE L’AIRE DU PSY : «Familia» de Francesco Costabile

Il est des parents meurtriers par procuration : ceux qui délèguent à leurs enfants la charge de haine, qu’ils sont incapables de traiter. Dans le film Familia, le père est un homme violent, qui va conduire son fils ainé à en devenir le meurtrier. Parallèlement à ce film, j’ai lu le roman de Philippe Besson intitulé Ceci n’est pas un fait divers (1). Dans ce roman, Léa la jeune sœur de 13 ans appelle son frère de 19 ans et lui annonce «Papa vient de tuer maman». Rappelons que la violence est statistiquement identifiée comme masculine : moins de 5% de femmes sont incarcérées en France. Lorsque Lucie Peytavin (2) chiffre le coût de la virilité, nous pouvons légitimement nous demander pourquoi les meurtriers d’âmes que sont ces pères violents (et certes, quelquefois des mères…) ne constituent pas un problème de santé publique majeur.

Le film se passe à Rome dans les années 2000, le roman se déroule à Blanquefort, près de Bordeaux. Dans les deux cas, l’enjeu central reste la prise en charge des violences conjugales et leur impact sur le devenir des enfants : un homme violent peut-il être un père acceptable ou bien faut-il enfin accepter l’idée que les violences conjugales, dont l’enfant est témoin, relèvent de la maltraitance à l’égard des enfants ? Quand un homme frappe sa femme, quelles qu’en soient les raisons, il violente aussi leurs enfants par le spectacle qu’il leur donne à voir ou à entendre, à tout le moins à subir. Et non, cela ne relève pas de la sphère privée, de l’intimité : dès lors que les coups pleuvent, il ne doit plus être question de laver son linge sale en famille. Quand un homme frappe, ça nous regarde ! Quand une femme s’adresse aux forces de l’ordre, elle doit être accueillie.

Souvenons-nous comme d’une sorte de mantra de la déclaration d’Adèle Haenel : «Les monstres, ça n’existe pas» (3). Si elle parlait des violences sexuelles, on peut tout à fait l’étendre aux violences conjugales. Dans Familia, Licia, la mère n’éprouve pas que de la peur ou du rejet pour Franco, son conjoint violent et jaloux, violent parce que jaloux. Dans le roman de Philippe Besson, la jalousie est également le déclencheur de la violence, qui deviendra meurtrière. L’angoisse d’abandon, la rivalité d’un autre qui prendrait possession de sa femme, ou bien de sa femme qui éprouverait du désir pour un autre, ou bien qui lui apparaîtrait comme séductrice, sont les principaux déclencheurs de la rage qui gagne ces hommes. Cette rage devient toute, ils ne sont plus rien. Il n’y a plus d’au-delà, plus aucune perspective, plus aucune considération pour leurs enfants, tout occupé qu’est le mari violent à son effondrement narcissique, qui le néantise.

Ce qui est poignant, c’est de constater combien la destructivité paternelle retentit sur les enfants, combien la révolte se retourne contre des êtres innocents dont les possibilités de s’en sortir sont infimes. Dans Familia, Luigi trouve refuge auprès d’un groupe néofaciste, dans lequel l’endoctrinement s’appuie sur la détresse individuelle pour engendrer des conduites ordaliques groupales. Une identité fondée sur la haine de l’autre permet de décharger les tombereaux de maltraitances accumulées durant des années. Le refuge du groupe, dont le leader pallie la carence paternelle, construit une discipline contenante rythmée par des décharges de violences sur des ennemis désignés.

Là où l’accueil sociétal doit évoluer, c’est en pouvant supporter l’ambivalence des victimes : soutenir les victimes dans leurs appels à l’aide, supporter leurs mouvements de rétractation, de craintes, de naïveté sur un possible changement clamé par le bourreau devenu charmeur le temps d’un remords et surtout créditer d’abord leurs aveux. La présomption d’innocence doit valoir pour l’accusé, mais aussi pour les victimes.

L’approche féministe de la violence masculine nous conduit à considérer l’héritage patriarcal comme source de ces maux. Dans Familia, lorsque Franco, le père/mari resurgit après une mesure judiciaire d’éloignement, c’est par ses fils qu’il entreprend son rapprochement. La dimension manipulatoire de reconquête d’une posture de père acceptable va opérer successivement avec le cadet, puis secondairement avec l’ainé. Les fils ne sont pas à l’abri d’affects, tandis que le clivage est beaucoup plus perceptible chez leur père : sa part malsaine transperce l’écran. Nous spectatrices/spectateurs voyons le «monstre» s’incarner dans ce personnage.

La seconde dimension dans l’abord de la violence masculine est psychopathologique. Nous circulons entre perversion et paranoïa. C’est dans le roman de Philippe Besson que nous puiserons une possible conclusion clinique. Le frère de Léa est le narrateur. Si tous les autres sont nommés, nous ignorons comment lui se prénomme. Un ancien ami des parents lui apprend qu’un soir, rentrant tard, il avait assisté à une scène de violence conjugale. A travers les vitres, il avait vu un soir le père tenter d’étrangler sa femme. Un peu aviné, il n’avait osé intervenir, ni n’était parvenu à réaborder le sujet ultérieurement. Il s’en voulait, mais c’était trop tard…

Cette conversation bouleverse le frère de Léa : «Et c’est ainsi que j’ai fini par comprendre que mon père n’était pas seulement un homme possessif et paranoïaque, pas seulement un être terrifié à l’idée d’être abandonné et qui compensait par de la rage, il était aussi, peut-être avant tout, ce qu’on nomme un pervers narcissique (4) ». Il précise que «les labels ne [l]’intéressaient pas (…) de surcroît s’agissant d’une expression à la mode, fréquemment utilisée dans les magazines ou à la télé, entendue à la volée dans des discussions dont [il n’était] pas partie prenante» (5) et conclut ainsi : «En interrogeant des spécialistes, j’ai admis que mon père remplissait beaucoup des critères qui définissent cette pathologie» (6).

Apparaissant certes comme une expression du prêt-à-penser, lesdits pervers narcissiques sont devenus légion. Mais peut-être le succès de cette entité psychopathologique d’apparence fourre-tout nous permet-elle d’éclairer un enjeu sociétal longtemps tu, aujourd’hui dénoncé bruyamment ? Peut-être aussi cela permet-il un pont entre la dimension politique (féministe) et la question sanitaire. La pénalisation des hommes violents est une étape indispensable, mais l’éducation préventive notamment face aux récupérations masculinistes devient un enjeu sociétal incontournable. Ni les hommes blessés dans leur virilité, ni les femmes violentées, tuées n’ont de revanche à escompter. La justice doit s’appliquer, mais la prévention, l’éducation sont une urgence sociétale.

En frappant le sol avec son pied pour scander les dix-neuf coups que Bertrand Cantat a assénés à Marie Trintignant lorsqu’il l’a exécutée (7), Typhaine D. nous donne accès à cette interminable et insoutenable scène de violence meurtrière. Dans le roman de Philippe Besson, c’est par dix-sept coups de couteau que le père a rendu Léa, treize ans et son frère dix-neuf ans, orphelins de mère : «contemplant Léa murée dans sa nuit personnelle, je me suis rendu compte que, pour le monde extérieur, nous n’étions que des victimes collatérales» (8) Le film Familia est tiré du récit de Luigi Celeste Non sarà sempre così (Il n’en sera pas toujours ainsi), incarcéré pour le meurtre de son père. Sa reconstruction est passée par l’écriture durant son incarcération. Les mots en place des coups, voilà une perspective enthousiasmante ! Des mots chargés de sens, pas de la parole vide où la novlangue se substitue à une parole qui engage, où le verbe implique son locuteur.

Daniel Charlemaine 50-50 Magazine

Film en salles le 23 avril 2025

1 Philippe Besson (Philippe) Ceci n’est pas un fait divers, p.141

2 Lucie Peytavin Le coût de la virilité, Ce que la France économiserait si les hommes se comportaient comme les femmes, Anne Carrière éditions, 2021.

3 «Violences sexuelles: Adèle Haenel veut que «les bourreaux se regardent en face», Mediapart, 4 novembre 2019

4 Idem

5 Idem

6 Idem

8 Typhaine D. La Pérille mortelle, one woman show.

9 Philippe Besson p.188.

print