Articles récents \ DÉBATS \ Contributions Annabelle Hanesse : “Mon théâtre n’est pas politique au sens militant. Ce qui est politique c’est que je ne me censure pas. Je parle malgré la peur de déplaire”

Sur scène, un bébé refuse de naître. Trop de violences, trop d’injustices, pas envie d’y aller. C’est sur cette image à la fois drôle et radicale qu’Annabelle Hanesse ouvre Le Queerbaré, un solo vibrant à découvrir du 24 au 27 avril 2025 au Local des Autrices à Paris. Entre rap, cabaret, chanson et poésie, l’artiste nous embarque dans un tourbillon d’émotions où il est question de précarité, de sexisme, d’antisémitisme, de solitude, mais aussi de douceur, de liens et de tout un tas de possibles.  Annabelle Hanesse est une artiste libre, passionnée et passionnante.

Votre spectacle commence par le refus d’un bébé de venir au monde. D’où vient cette idée ? Est-ce que ce bébé vous représente vous ? Ou est-ce qu’il incarne quelque chose de plus collectif ?

Je pense que les thématiques que j’aborde sont profondément existentielles, mais je ne me suis pas spécialement posée la question du collectif au départ. Ce que je sais, c’est que lorsqu’on parle de violences, de discriminations, d’exclusions, ou de sensations d’étouffement, mais aussi de libération, d’émancipation, de doute et d’angoisse, c’est forcément collectif. Parce qu’au fond, ces expériences résonnent en tout le monde. Peu importe notre vécu personnel, si on est vraiment humain·e, on est touché·e. 

Et puis ce bébé est né d’un besoin. J’écris et je parle sur scène pour être en relation avec le public qui écoute. Je ne fais pas de l’art pour m’exprimer mais pour communiquer avec les gens. Quand j’écris, je pense au public, mon texte est tellement fort par endroit qu’il me fallait un truc doux pour m’adresser aux spectatrices/spectateurs. En fait, je bossais avec des bébés en crèche, en éveil musical, et je me suis dit : c’est fou, un bébé, on l’écoute. Il peut tout faire, on l’excuse. Voilà comment j’ai choisi le bébé comme intermédiaire pour rencontrer le public ! On est forcément en empathie avec un bébé, car iel est vulnérable. Aussi ce qui me touche c’est qu’il reflète cet état d’impuissance qu’on traverse tou·tes mais qu’on n’aborde jamais. C’est vrai, on nous apprend à faire, à agir, à être fort·es, mais on ne nous apprend pas à être impuissant·es. Alors que c’est une chose qu’on va forcément vivre un jour. Ce bébé, c’est une manière d’ouvrir les bras à ça, de dire : c’est ok d’être impuissant·e. 

Comment avez-vous travaillé l’écriture ? Est-ce que ça a d’abord été un travail de plateau, avec des improvisations ou tout commence sur le papier ?

J’ai toujours écrit. Depuis longtemps, il fallait que ça sorte. J’ai une écriture très instinctive, très proche du rap aussi, parce que j’en ai beaucoup écouté. J’écris souvent en écriture automatique, des flots d’associations d’idées, des images qui se percutent. C’est très émotionnel. Quand je prends la plume, c’est que j’ai besoin de décharger un truc. Il y a de la colère, beaucoup de tristesse, et parfois aussi de la joie. En fait, tout ce qui est intense sort dans mes textes.

Le Queerbaré, c’est un assemblage de textes écrits entre 2017 et 2020. Et pendant le confinement, je me suis dit : “Allez, je fais ma création. J’ai trop d’urgence à dire.” J’étais un peu frustré·e, parce qu’en tant qu’artiste non-binaire, juive, issu·e d’un milieu précaire, je me rendais compte que mes sujets à moi, n’étaient jamais là. Donc j’ai décidé de les poser sur la table.

Ensuite, bien sûr, je structure, je fais un vrai boulot dramaturgique. Et comme je sais que c’est moi qui vais jouer, j’écris toujours en pensant au plateau, à la présence, à la relation avec le public. Ce n’est pas que du texte : c’est déjà du théâtre.

Vous jouez d’ailleurs en inclusif, avec une langue non-binaire, parfois même inventée. Comment avez-vous travaillé cette écriture ?

J’ai été à fond. Pour moi, c’était évident que le neutre ne serait pas le masculin, mais le non-binaire. Donc j’ai inventé des mots quand il en manquait : chantereusejuife… À l’écrit, ça fonctionne, mais à l’oral, c’est plus compliqué. Il a fallu trouver des formes qui soient claires, musicales. Et ça marche. Le cerveau comprend et le public suit. Cela montre que c’est possible.

Extrait du texte 

Y ceux qui râlent des cons Mais qui le sont
Y a ceux qui se disent solidaires Et ferment les frontières
Y a ceux qui rassurent Mais te créent du manque
Y a ceux qui se sentent exclus Avec leurs privilèges
Y a ceux qui reprochent ta colère Alors qu’ils la déclenchent
Y a ceux qui te disent de l’ouvrir Alors qu’eux se la ferment
Y a ceux qui veulent tout organiser Mais te laissent le pain sur la planche
Y a ceux qui se disent féministe En brandissant leur pénis
Non, Je ne veux pas venir au monde
Je ne peux pas venir au monde

Vous êtes seule sur scène, mais partagez cette aventure avec Jojo Armaing, au regard artistique et technique. Comment s’est construite cette collaboration ?

Jojo et moi, nous nous sommes s’est rencontré·es dans une compagnie. Il était assistant à la mise en scène, moi j’étais au plateau. Nous sommes devenu·es ami.es, et c’est Jojo qui m’a dit un jour : « Ton projet, il faut qu’il existe. Crée ta compagnie. » Nous avons donc monté la compagnie Anna Se Fait la Belle ensemble. 

Moi j’avais déjà le texte, la musique, la mise en scène. Mais ce qu’il me fallait, c’était un regard extérieur. Jojo, c’est ce regard-là, hyper précieux. Pas un œil froid ou technique, mais un vrai miroir du public. Il m’aide à voir si ce que je fais, si ce que je communique passe. Et surtout, il m’a donné confiance. Et ça, c’est énorme. Quand tu joues avec confiance, ton énergie est décuplée. Quand tu es sincère, tu touches quelque chose d’universel, même si le point de départ est intime.

Pourquoi avoir choisi la forme du cabaret, de la clown ? Qu’est-ce que ces codes vous permettent ?

La chanson, c’est important pour moi. Je chante, je slame, je rappe. J’adore l’idée de dire autrement, de dire en musique. Parfois, ça aide à faire passer des choses plus dures, comme un filtre photo qui ajuste la lumière. Cela permet au public d’écouter autrement. La clownesse, c’est venu avec le bébé. Parce qu’un bébé, c’est déjà une clownesse/un clown. Iel est vulnérable, échoue, essaie, tombe, recommence. Je parlais de l’impuissance et de la vulnérabilité, la clownesse permet d’aller là sans dramatiser. Elle ouvre un espace d’écoute.

Le spectacle aborde des thèmes tels que l’antisémitisme, la non-binarité, la domination sociale… Comment avez-vous trouvé l’équilibre entre politique/militantisme et théâtre/poésie ?

En fait, je ne me pose pas du tout ces questions là. Surtout aujourd’hui, je n’ai vraiment pas du tout envie d’employer le mot “militant·e”. Cela ne m’a jamais parlé, j’ai très très peur des étiquettes et des identités de choses qui se figent. C’est ce que je raconte aussi dans le spectacle, sur les identités juives, sur le genre, sur les injonctions. Tout ce qui devient « catégorie », je m’en méfie. 

Je ne fais pas quelque chose de politique dans le sens « militant », mais mon art est politique, car tout ce qu’on fait est politique. C’est politique parce que je ne me censure pas et que je parle depuis mon réel. J’ai juste envie d’être sincère, et quand tu es sincère, tu touches quelque chose d’universel, même si le point de départ est intime.

Comment réagit le public ? Est-ce que des retours vous ont marqué.e ?

Les gens ne me parlent pas forcément de sujet précis, mais de ce que ça a réveillé en elles/eux. C’est ça que j’aime avec le théâtre : il crée des rencontres. Des petites collisions d’humanité. Même si on est deux solitudes, d’un coup, il se passe une rencontre. C’est vivant, et ça, c’est irremplaçable. Il y a même des gens qui viennent voir le spectacle plusieurs fois et iels me disent qu’iels ont l’impression de voir quelque chose de différent à chaque fois. 

C’est aussi pour cette raison que j’ai auto-édité le texte. Au départ, je ne comptais pas le faire, et puis à la fin du spectacle, des gens me demandaient s’iels pouvaient le relire. Alors j’ai décidé de l’imprimer moi-même, de coudre les livrets, de les vendre après les représentations. J’ai aussi fait des petits goodies, comme un pin’s « croque-adelphe (1), clin d’œil à la binarité des genres dans la nourriture : croque-monsieur, croque-madame. C’est une autre façon de prolonger le lien, de faire des cadeaux, d’offrir une suite à la rencontre. Chaque soir est différent. Je joue devant toute la biodiversité humaine.

Depuis sa création, le spectacle a-t’il évolué ?

Oui, énormément. Le texte est écrit, mais je laisse des zones ouvertes. Je ne dirais pas que j’improvise, mais je peux réagir aux réactions du public, entrer dans une adresse directe, répondre. Déjà, je le joue autant en salle qu’en rue. Et dans la rue, le public réagit, parle et c’est génial. Je laisse de l’espace pour ça. Le public de rue est habitué à interagir. Et puis je suis vraiment dans une adresse au public, dans le présent. Je suis très attentive à ce qui se passe. Parfois, les gens me répondent, comme si j’étais leur pote, et moi, ça me fait kiffer. 

Je ne cherche pas à être dans la provocation. J’écris depuis mon réel, mais j’espère toucher tout le monde. Que tu sois concerné·e ou pas, tu peux être atteint·e par ce que je raconte, et ça, c’est magique. 

Et si ce bébé voulait bien naître, dans quel monde le ferait-il ?

Ce serait un monde d’écoute, de bienveillance et de respect, où chacun·e pourrait s’accepter tel qu’iel est, sans imposer sa vision des autres. Un monde où l’on reconnaît que notre réalité n’est pas la norme, et que c’est ok. Après, si je parle de la nature, franchement, je trouve déjà que ce qui existe est super. Je n’ai pas envie de fantasmer un autre monde. J’aimerais par contre qu’on prenne plus soin de la nature, qu’on respecte davantage la présence animale et végétale. Mais pour moi, l’idéal, ce serait surtout une belle nature humaine. Donc un monde où il n’y a pas de rapports de domination, que ce soit entre adultes, enfants, ou selon les niveaux de vie. 

Et puis, surtout, un monde où l’on célèbre le fait d’être différent·es.

Propos recueillis par Perine Selex Blogueuse 

1 Adelphe : terme non genré pour désigner un.e frère ou sœur, c’est-à-dire un.e sibling en anglais.

Être à l’impuissance, un queerbaré – Compagnie ANNA se fait la BELLE
Texte, mise en scène et jeu : Annabelle Hanesse / Regard extérieur : Jojo Armaing

Du 24 au 27 avril 2025 au Local des Autrices (Paris 20) – Pour réserver votre place

Teaser du spectacle 

 

50-50 Magazine est partenaire du Local des Autrices

 

print