DÉBATS \ Contributions Coline Morel : « Le conte, c’est comme entrer dans une maison qui est la mienne »

Plasticienne, conteuse, danseuse, clown, Coline Morel crée des formes scéniques sensibles, drôles et percutantes. À l’occasion de la présentation de ses deux spectacles C’est pas comme si et Lilith au Local des Autrices, elle est revenue sur son parcours, sa pratique du corps et sa manière à elle de faire vibrer les récits de femmes.
Votre parcours artistique est riche, entre arts plastiques, théâtre du mouvement, clown… Qu’est-ce qui vous a menée au conte ? Et comment ces différentes pratiques influencent-elles aujourd’hui votre manière de raconter ?
En fait, c’est un peu l’inverse qui s’est produit : le conte m’a menée au reste. J’ai découvert le conte à 17 ans, un peu par hasard. Avant ça, je tâtonnais. Je savais que je voulais faire quelque chose de créatif, alors j’avais testé l’impro, la danse… Et puis j’ai passé mon BAFA, avec une option “Théâtre de rue”. C’est là que tout a basculé : je suis tombée sur un formateur qui organisait un festival de contes et qui était conteur lui-même. Il nous a proposé de l’aider à organiser le festival pendant une semaine, et de participer à une scène ouverte le dernier jour. Il fallait écrire un conte, le raconter… Et là, cela a été une révélation.
Quand on m’a proposé d’écrire, j’ai ressenti une vraie joie. J’étais bien, à l’aise. Le conte, c’est comme entrer dans une maison qui est la mienne. Avant, les autres disciplines me plaisaient, mais ce n’était pas le même goût. Ensuite, j’ai fait des études en arts plastiques, j’ai continué la danse, l’impro, mais toujours, je suis revenue au conte. C’est par là que je suis entrée sur scène.
Vous jouez également pour le jeune public ?
Oui, je continue à tourner avec des spectacles jeune public, tout en développant des formes pour les adultes. Le conte reste présent, mais aujourd’hui, j’arrive à mêler tout ce que j’aime. C’est pas comme si, par exemple, c’était un rêve depuis longtemps : jouer dans la rue, faire du tout terrain. Finalement, j’y suis venue par plein de détours, et maintenant tout cohabite.
Qu’est-ce que vous aimez dans le jeu en rue ?
Les spectateurs de rue, c’est un peu comme les enfants. S’iels décrochent une fraction de seconde, iels n’ont pas la politesse sociale, bien normée, de rester assises et de rien dire quand ça ne leur convient pas. Non, si ça ne les intéresse pas, iels s’en vont. Cette liberté absolue qu’iels ont de partir dès que tu ne les attrapes plus, me plaît. Pour moi, c’est un challenge énorme : il faut garder le fil, maintenir l’attention, sans en faire trop mais en restant proche. Il n’y a rien qui mente. C’est du vrai.
Est-ce qu’il y a une forme de dialogue qui se crée avec le public ?
Il y a une autre réaction, clairement. Je ne dirais pas un dialogue, parce que mon spectacle ne marche pas comme ça. En tous les cas, ce n’est pas ce que je propose. Je garde le format d’écoute qu’on peut avoir dans un spectacle, mais le public réagit. Et quand je vais physiquement dans le public, il y a une forme de réponse, une participation sensible. Le fait d’être si proche crée une autre écoute, c’est plus sensoriel. Le quatrième mur s’effondre et quelque chose circule.
Dans C’est pas comme si, co-créé avec Sabine Anciant, vous parlez de la condition féminine à travers la danse et le théâtre. Quelle a été la genèse de ce spectacle ?
Sabine était ma proffe de danse, nous sommes devenues amies, et nous avons commencé à travailler ensemble sur de petits projets ponctuels, des formes de danse-théâtre qu’on jouait en one-shot. Un jour, des copines qui organisaient un festival nous ont dit en rigolant : “On rêverait de vous voir en duo !” et on a dit banco.
C’était juste après le Covid, nous nous sommes enfermées quinze jours pour créer quelque chose que nous pourrions jouer en rue. Au départ, nous avons juste parlé. Nous avons passé des heures à se raconter nos vies et très vite, ce qui revenait, c’était nos vécus de femmes. Nous avons parlé de nous, de nos mères, de nos grand-mères.
Et à un moment, il y a cette image qui est arrivée : les ménagères dans les pubs Moulinex. Ces femmes parfaites avec leur mixeur orange et leur brushing impeccable. Elles sont trop belles et il y a une esthétique charmante… et en même temps, c’est complètement terrifiant. Alors nous avons commencé à aller chercher les postures, les gestes, les corps que nous voyions dans ces images.
Comment avez-vous construit le spectacle ensuite ?
Nous avons fait un vrai travail documentaire. Le spectacle est monté sur une bande-son entièrement composée d’archives : INA, publicités, extraits d’émissions télé et radio… Nous avons découpé trois grandes périodes : les années 50 avec l’éducation domestique catholique, les années 80 et la working girl, et aujourd’hui. Nous les traversons physiquement toutes les deux, comme un seul corps. Nous voulions dire : ce que nous montrons, ce ne sont pas deux femmes, ce sont toutes les femmes.
Nous avons été très vigilantes à ne pas tomber dans quelque chose de vindicatif ou excluant. L’idée, ce n’est pas de pointer du doigt ou de chercher un.e coupable. Ce sont des sujets délicats, alors nous essayons de les aborder avec douceur. Mais nous y allons quand même, nous parlons de la soumission, des inégalités, de la charge mentale, des écarts de salaire, nous parlons du viol aussi. Nous essayons juste de le faire autrement. Pour que ce soit recevable. Pour que ce soit tendre, même quand ça dit des choses costaudes. Nous voulons parler et nous voulons aussi prendre les gens dans les bras.
Un jour, une spectatrice m’a dit : « J’ai ri, et ensuite j’ai compris pourquoi je riais, et c’était dur. » C’est ce mélange qui nous intéresse : le rire, la douceur, et parfois cette sensation de se prendre une petite claque sans s’y attendre.
Dans Lilith, vous redonnez vie à une figure mythique oubliée, à travers le clown et le théâtre d’objet. Qu’est-ce qui vous a inspirée ?
J’avais entendu un petit bout de son histoire dans un conte. Et un jour, j’ai eu envie d’un spectacle où j’étais complément libre, où je pourrais tout mettre : le récit, le clown, la danse, sans me soucier des cases. J’ai alors cherché un fil rouge pour travailler, et l’histoire de Lilith s’est imposée. Elle m’avait fascinée dès que je l’avais entendue, même si je ne la comprenais pas encore entièrement.
Lilith est la première femme, créée à égalité avec Adam. Dieu prend une boule de terre glaise, la coupe en deux. Et à un moment, Adam veut dominer. Elle refuse et elle est virée du paradis. Et virée de l’histoire aussi, parce qu’aujourd’hui plus personne ne la connaît.
En même temps, Lilith est aussi une déesse de la magie amoureuse, de la sexualité libre et sans limites. Je trouve cela d’autant plus important aujourd’hui, dans un monde où la sexualité et les désirs des femmes sont souvent réduits. La domination masculine passe aussi par là : par le contrôle du sexe, du désir et de la liberté. Bref, dans ce spectacle, j’ai mis tout ce qui me plaît : du récit, de la danse, du clown… tout !
L’idée, c’est qu’il y a un personnage qui est professeur d’anglais, et qui vient incarner tous les autres personnages. Betty, cette proffe d’anglais que je joue, va se transformer en Dieu, Adam, Ève et Lilith. Donc, elle joue à devenir ces personnages, et moi, je joue Betty qui, elle, joue à devenir chaque personnage.
Le corps semble jouer un rôle central dans vos créations. Est-ce votre premier outil d’écriture ?
Oui, absolument. C’est par là que tout passe. La voix naît du corps, les émotions aussi. Chaque personnage vient d’une posture corporelle. Même en conte, je travaille comme ça. Betty, par exemple, est née d’un déséquilibre physique, et c’est ce déséquilibre qui m’a raconté qui elle était. Le corps, c’est vraiment la base, c’est mon outil de travail.
Qu’aimeriez-vous que les spectatrices/spectateurs emportent avec elles/eux en sortant de vos deux spectacles ?
J’aimerais qu’iels repartent avec le goût de s’écouter. Si j’arrive à toucher plusieurs émotions – le rire, la tristesse, la colère – alors c’est gagné. On travaille avec l’intime, et quand on parle vrai, ça touche le public.
Une fois, une spectatrice m’a confié avoir pleuré pendant la scène de révolte de Lilith, quand elle fait un “fuck”. Ce n’est pas une scène triste, mais c’est le moment où elle dit “non” et où elle dit qu’elle ne se soumettra pas. Et ce geste, cette parole, peuvent réveiller quelque chose de profond.
Est-ce qu’il y a des figures ou des thèmes qui vous habitent en ce moment ?
Les femmes restent au centre de mon travail. Et l’amour, au sens large : toute la lumière, la générosité, l’ouverture du cœur. Je ne sais jamais à l’avance ce que je vais écrire, c’est instinctif, organique. Mais ce que j’ai trouvé, c’est une forme qui me plaît : le pluridisciplinaire, le tout terrain. Dans les deux spectacles, rien n’est figé. On retravaille sans cesse, à chaque représentation des petites choses changent. C’est vital pour moi, sinon ce n’est plus du spectacle vivant.
Comment abordez-vous le fait de jouer ces deux spectacles au Local des Autrices ?
C’est la première fois que je vais jouer les deux spectacles à la suite. C’est intense physiquement, mais j’adore les défis. Ce sont mes deux derniers spectacles, ils marquent un tournant. Le local est en plus un lieu intime, nous sommes proches du public, nous ne pouvons pas tricher. C’est la première fois que je joue dans un lieu qui revendique la parole des femmes. Cela me touche. Ce n’est pas la routine, c’est du vivant. Et c’est vibrant.
Propos recueillis par Perine Selex blogueuse
Le mercredi 21 mai 2025 – Local des Autrices (Paris 20e)
• C’est pas comme si -19h30
De et par Sabine Anciant et Coline Morel
• Lilith – 21h00
De et par Coline Morel – Regard complice : Sabine Anciant
Création lumière : Claire Lorthioir
Musique originale : Marc Bour
Teaser et photos : Kévin Faroux
50-50 Magazine est partenaire du Local des Autrices
Étiquettes : Théâtre