Matrimoine Edith Payeux : “Flora Tristan fut le premier centre pour femmes battues en France” 

Dès 1976, notre groupe La Ligue du droit des femmes (sous la présidence de Simone de Beauvoir) veut alerter l’opinion sur l’importance des violences exercées contre les femmes, par leur conjoint, au sein du couple.

Notre projet  est d’abord ouvrir une permanence téléphonique (ce que fit notre groupe SOS-femmes-Alternative), et apporter les conseils nécessaires aux femmes, généralement démunies face à la loi. Très vite les deux bénévoles à l’écoute ont pu mesurer la gravité et l’ampleur du phénomène, alors largement sous-estimé. Très vite aussi s’est fait jour la nécessité d’ouvrir un centre d’hébergement pour les femmes et leurs enfants, en danger psychologique et physique, jusqu’au féminicide.

Rappelons qu’à l’époque une femme fuyant le domicile conjugal pour échapper aux coups risque de perdre son divorce (et la garde de ses enfants) pour « abandon de domicile ». Le mari violent reste maître des lieux, l’épouse est dehors. Certes il existe des centres d’accueil pour « femmes en détresse », comme L’Armée du salut, mais accueillir toutes les femmes en détresse quelle que soit leur situation, des femmes SDF aux prostituées, ne permettent pas de dénoncer spécifiquement les violences patriarcales et maritales qui s’exercent quel que soit le milieu social, et la situation financière du criminel ou de la victime. Or, avec l’antenne téléphonique de SOS-Femmes-Alternative, nous constatons justement que les violences maritales frappent des femmes de tous les milieux parfois même avec un métier prestigieux.

La permanence téléphonique accumule pendant deux ans les tristes preuves de cette réalité vue encore comme dérisoire (un certain Jean Cau, titrera dans un article dans Paris-Match « une mégère mérite bien une bonne gifle. » Des avocates de La Ligue du droit des femmes nous informent régulièrement, dans une réunion hebdomadaire, des conseils à donner aux femmes désespérées en recherche de solutions.

Par ailleurs établir des statistiques et monter un dossier précis à présenter au Ministère de la Santé, alors sous la tutelle de Simone Veil, va nous permettre d’obtenir des crédits pour ouvrir un centre d’hébergement à Clichy, 7, rue du Landy, lequel ouvre ses portes en mars 1978. Le centre Flora Tristan, premier du genre, (sous la présidence d’Hélène de Beauvoir) a une capacité d’accueil d’une trentaine de lits.

En grande Bretagne, au même moment de nombreux centres ont déjà ouvert (Elisabeth Dély angliciste et moi-même, en visitons plusieurs) avec le même type de projet.

Le nôtre est plus ambitieux encore: nous organisons une structure expérimentale d’autogestion : tâches tournantes, pas de directrice ni de hiérarchie qui mimerait la société patriarcale que nous dénonçons.

Et puisque les maris violents n’ont pas droit de cité à Flora Tristan, aucun homme n’y est admis. Les permanentes sont des femmes, bénévoles comme salariées, une quinzaine de salariées, dont médecin et psychologues, comptable, cuisinière, avocates, et un bureau de bénévoles, en particulier Annie Sugier, Elisabeth Dély, Anne Zélenski, et moi-même. Nous faisons appel à des plombières, des maçonnes, des électriciennes, etc.

Nos objectifs sont d’abord que les femmes hébergées reconstruisent leur l’image, « Quand on est battue, on n’est plus rien » dira l’une d’elles. Leurs enfants ont pu avoir d’elles une image détériorée. Nous voulions également qu’elles retrouvent leur autonomie (qui passe par la recherche d’un emploi), qu’elles puissent se raconter et se faire entendre. Elles découvrent la solidarité entre femmes, à la faveur de la grande tablée du dîner qui nous rassemble toutes, quotidiennement, dans une ambiance sécurisante. Afin que chacune puisse s’exprimer, proposer des améliorations de fonctionnement : chaque semaine, une grande réunion rassemble permanentes, bénévoles et femmes hébergées, on s’assoit par terre en rond pour discuter à bâtons rompus dans la grande salle de la bibliothèque, qu’on enrichit de livres féministes pour adultes et enfants, avec le travail de l’éducatrice scolaire.

On rêve d’égalité, ce qui n’est pas toujours facile bien sûr, entre les désaccords et même les conflits (sur la gestion des emplois du temps par exemple qu’ajuste Elisabeth Dély), mais on essaie. Nous subissons  des tentatives d’intrusion de maris vindicatifs qui veulent récupérer leur femme, pour ne pas dire “leur chose”, mettent le feu à l’appartement commun, harcèlent leur épouse à la sortie du travail, dans la rue. Une nuit, un homme armé blesse la gardienne de nuit qui y perdra un œil.

On invite le plus possible de journalistes, pour qu’elles/ils se fassent l’écho de ces situations, pour que les torts ne soient pas pensés du côté de la victime, mais de l’agresseur, afin de faire avancer la réflexion, et bientôt les lois. On en est loin dans les années 80, où le sujet reste encore trop souvent risible.

Mais beaucoup de femmes passées par le centre Flora Tristan, (après six mois d’hébergement au plus) vont divorcer. 20% retourneront chez leur mari, parce qu’ « il est plus difficile de vivre dans la peur d’être rattrapée que d’être rattrapée » Erin Pizzey le disait déjà dans les années 70 dans Crie moins fort les voisins vont t’entendre (notre bible). La notion d’ « emprise » n’existe pas encore. Les mesures d’éloignement du domicile du mari violent ne seront votées qu’en 2006. Et on est encore loin de la loi cadre espagnole de 2004 qui accompagne et protège les épouses victimes de violences maritales.

Aujourd’hui, on ne rit plus des violences faites aux femmes, et la création du centre Flora Tristan en 1978, fut le début d’un long processus de reconnaissance par la société française de cette nécessité : l’égalité entre hommes et femmes est à construire.

Edith Payeux professeure de lettres, autrice

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Erin Pizzey Crie moins fort les voisins vont t’entendre. Préface de Benoite Groult Ed. des Femmes 1975

Edith Payeux Un Soleil trop parfait Ed. Unicité 2025

Photo de Une / A gauche Edith Payeux, à droite Elisabeth Dély (1979)

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