Monde \ Afrique Cléopatre Kougniazondé : “La reine Tassi Hangbé a démasculinisé plusieurs métiers” 2/3

Au cœur de l’Afrique de l’Ouest, le Bénin rayonne par sa diversité ethnolinguistique, son histoire plurimillénaire et son héritage culturel vibrant. C’est au Bénin que le puissant royaume de Dahomey a été fondé. Les Amazones du Dahomey, femmes guerrières hors pair, sont un héritage vivant du Bénin. Leurs exploits militaires et leur courage exceptionnel résonnent encore dans l’histoire du monde. Le Bénin est aujourd’hui en pleine mutation et engagé sur la voie de l’égalité de genre et de l’innovation sociale. Depuis quelques années, le Bénin démontre une forte volonté politique en faveur des droits des femmes, à travers des réformes législatives, la scolarisation accrue des filles, et la mise en place d’institutions dédiées comme l’Institut National de la Femme. La statue de l’Amazone, la deuxième plus haute statue en Afrique, inaugurée à Cotonou en 2022, incarne cette résurgence mémorielle et cette ambition de bâtir un avenir où les femmes occupent une place centrale.  Dans ce paysage en pleine transformation, Cléopatre Kougniazondé incarne une nouvelle génération de femmes africaines qui bâtissent des ponts entre tradition et modernité, entre identité et innovation. Son engagement profond pour la justice sociale et le leadership féminin font d’elle une actrice clef du changement et une voix influente.

Quels sont, selon vous, les leviers culturels, politiques et historiques qui nourrissent la volonté du Bénin d’avancer sur l’égalité femmes/hommes ?

La volonté politique actuelle du Bénin en faveur de l’égalité de genre s’enracine dans plusieurs dynamiques complémentaires, à la fois culturelles, historiques et politiques.

L’un des leviers historiques les plus significatifs de l’égalité de genre au Bénin remonte au XVIIe siècle, avec l’accession au trône de la Reine Tassi Hangbé. Seule femme à avoir gouverné le royaume du Danxomè au cours de ses trois siècles d’existence, elle incarne une rupture puissante dans un système profondément patriarcal, où le pouvoir était exclusivement réservé aux hommes et transmis de père en fils. En dépit des résistances de son époque, Tassi Hangbé a affirmé son autorité avec courage et légitimité, inscrivant ainsi une première trace de leadership féminin dans l’histoire politique du pays.

Son action fut fondatrice à bien des égards. En créant un corps militaire exclusivement féminin qui deviendra plus tard les Amazones du Dahomey, elle a démilitarisé la question du genre et démontré que les femmes pouvaient incarner force, stratégie et protection du royaume. Mais son influence allait bien au-delà du champ de bataille : elle a placé des femmes à des postes de prise de décision, leur conférant un rôle actif dans la gouvernance du royaume, une démarche inédite à l’époque. Elle a également démasculinisé plusieurs métiers, tels que la forge, la poterie et le tissage, jusque-là strictement réservés aux hommes.

Le règne de Tassi Hangbé ne fut donc pas une simple exception, mais un acte fondateur, dont l’héritage symbolique et structurel continue d’inspirer les combats contemporains pour l’égalité de genre et l’émancipation des femmes au Bénin et en Afrique.

Sur le plan politique, le Bénin s’inscrit depuis plusieurs décennies dans une dynamique d’engagement juridique en faveur des droits des femmes. Ce choix s’est traduit par la ratification de textes majeurs au niveau international et africain, qui constituent aujourd’hui des piliers de nos politiques publiques en matière d’égalité de genre.

Sur le plan international, le Bénin a ratifié en 1992 la Convention sur l’Elimination de toutes les formes de Discrimination à l’Egard des Femmes (CEDEF), souvent considérée comme la charte mondiale des droits des femmes. Ce texte nous engage à inscrire l’égalité femmes/hommes dans notre législation et nos pratiques.

Notre pays s’est également aligné sur la Déclaration et le Programme d’Action de Pékin, en 1995, et soutient la Résolution 1325 du Conseil de Sécurité de l’ONU sur les femmes, la paix et la sécurité, reconnaissant le rôle essentiel des femmes dans la prévention et la résolution des conflits.

Mais c’est au niveau régional que l’engagement du Bénin prend tout son sens. Le Protocole de Maputo, ratifié en 2005, représente une avancée majeure. Il reconnaît des droits spécifiques aux femmes africaines y compris dans les domaines sensibles comme la santé sexuelle et reproductive, l’héritage, la participation politique et la protection contre les violences. C’est un texte ambitieux, profondément ancré dans les réalités culturelles du continent.

Le Bénin a également adhéré à l’Agenda 2063 de l’Union Africaine, qui place l’égalité de genre et l’autonomisation des femmes au cœur du développement de l’Afrique.

Ces engagements ne sont pas que symboliques. Ils se concrétisent à travers la création d’institutions dédiées, telles que l’Institut National de la Femme, ainsi que par des réformes législatives majeures visant à renforcer la protection et les droits des femmes. Mais au-delà du cadre institutionnel, ces engagements se traduisent également dans la mise en œuvre de programmes concrets et ciblés, notamment dans la lutte contre les violences basées sur le genre.

Au-delà de la Reine Tassi Hangbé et des Amazones, le Bénin a-t-il connu des figures féminines d’autorité, comme des reines ou dirigeantes, dans son histoire précoloniale ou récente ?

En plus de la Reine Tassi Hangbé, figure emblématique du royaume du Danxomè au XVIIe siècle, et des Amazones, célèbres femmes guerrières qui ont marqué l’histoire militaire du monde, le Bénin regorge d’autres figures féminines d’autorité, souvent méconnues, mais pourtant essentielles à la construction sociale, culturelle et politique du pays.

Dans presque tous les royaumes traditionnels béninois, que ce soit au sud, au centre ou au nord, les Reines-Mères occupaient, et continuent d’occuper, un rôle stratégique. Dans les cours royales du Danxomè, par exemple, la “Kpojito”, considérée comme la reine-mère, n’était pas seulement la mère biologique du roi, mais une autorité spirituelle et politique puissante. Elle conseillait le roi, participait aux prises de décisions importantes et intervenait dans les rituels de légitimation du pouvoir.

Au nord du Bénin, au sein du royaume de Nikki, la présence féminine au sommet de la hiérarchie traditionnelle s’incarne à travers une figure emblématique : la Gnon Kogui. Cette reine-mère, investie d’une autorité sacrée et politique, occupe une place centrale dans le système monarchique bariba. Son rôle dépasse largement le symbolisme : elle est à la fois gardienne des traditions, guide spirituelle et actrice du pouvoir coutumier.

La Gnon Kogui joue un rôle déterminant dans les rituels de transmission du pouvoir. C’est elle qui baptise les princes héritiers, en leur attribuant un nom selon des critères complexes liés à leur origine, leur lignée et d’autres éléments identitaires. Elle procède aussi au rasage rituel de leur tête, une étape indispensable avant toute intronisation. Ces actes marquent l’entrée solennelle des jeunes princes dans la lignée royale et leur reconnaissance officielle au sein du royaume. Sa présence est également incontournable lors de la Gaani, grande fête culturelle et spirituelle des peuples bariba. Aucun roi ne peut véritablement présider cette célébration sans la bénédiction et la participation de la Gnon Kogui, soulignant ainsi son rôle d’équilibre et de légitimation des pouvoirs.

Aujourd’hui encore, cette autorité féminine est reconnue et respectée. Le nouveau palais royal de Nikki, récemment érigé par l’État béninois, intègre une résidence spécifique dédiée à la Gnon Kogui. Ce geste architectural témoigne d’une volonté claire de valoriser le rôle historique et contemporain de la reine-mère dans la préservation du patrimoine et de l’identité culturelle du royaume.

Loin d’être effacées par le temps, ces femmes continuent d’exister dans l’organigramme traditionnel des royaumes béninois. On en recense aujourd’hui plusieurs dizaines à travers le pays, tant au sud qu’au nord, qui sont investies dans des actions concrètes pour la paix, l’éducation, la promotion des droits des femmes et la transmission des savoirs. À l’instar des rois, elles participent à des cérémonies officielles, siègent dans des conseils coutumiers et sont sollicitées dans les initiatives de développement local.

Ce qui est frappant, c’est que ces figures de leadership féminin, pourtant enracinées dans des sociétés patriarcales, ont réussi à maintenir leur autorité grâce à la reconnaissance symbolique, spirituelle et politique de leur fonction. Elles incarnent un féminin sacré, respecté, écouté, et souvent craint, capable d’influencer le cours des décisions sociales et politiques.

Ces héritages historiques, bien vivants, doivent être valorisés aujourd’hui comme des leviers puissants pour renforcer l’autonomisation des femmes et nourrir les politiques contemporaines en matière d’égalité.

Propos recueillis par Laurence Dionigi 50-50 Magazine

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