Lutter contre la haine en ligne n’est pas une atteinte à la liberté d’expression : c’est un impératif démocratique
Dans une tribune publiée ce mois de juillet, neuf député·es d’extrême droite fustigent l’annonce gouvernementale du soutien renforcé à une coalition d’associations investies dans la lutte contre la haine en ligne, formulée par la Ministre chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes et de la Lutte contre les discriminations, Aurore Bergé. Osez le Féminisme dénonce la manipulation idéologique que constitue ce texte, et rappelle les faits : la haine sexiste en ligne est un phénomène massif, structurant et destructeur, qui doit être combattu avec la plus grande fermeté.
Une misogynie systémique, amplifiée et banalisée en ligne
Chaque jour, des milliers de filles et de femmes sont ciblées sur les réseaux sociaux du seul fait de leur sexe. Qu’elles soient militantes, journalistes, élues, artistes ou anonymes, elles sont insultées, harcelées, menacées, parfois jusqu’au suicide. En France, 73 % des femmes ayant une forte activité en ligne déclarent avoir déjà été victimes de cyberviolences sexistes. Les contenus les plus violents, appels au viol, deepfakes pornographiques, partage d’images intimes sans consentement à des fins d’humiliation et de silenciation, circulent librement, sans modération suffisante.
Ces violences numériques ne sont ni marginales ni accidentelles. Diffusées massivement par des influenceurs masculinistes (Andrew Tate, Alex Hitchens, Raptor Dissident, etc.), relayées par des communautés organisées sur des plateformes comme 4chan, Dissident ou Discord, et amplifiées par les logiques algorithmiques des plateformes qui privilégient les contenus clivants, générant davantage de réactions et d’interactions, elles ont pour effet de saturer l’espace numérique de messages antiféministes, sexistes et violents. Leur impact est clair : réduire les filles et les femmes au silence, dissuader les survivantes de témoigner, discréditer le féminisme et renforcer l’adhésion à la culture du viol. Elles prolongent, dans l’espace numérique, les mécanismes de domination et d’exclusion déjà à l’œuvre dans la sphère sociale, médiatique et politique.
Elles s’accompagnent également d’une radicalisation de certains groupes masculinistes, dont les discours de haine ont donné lieu à plusieurs attentats dans le monde : l’attaque de Toronto en 2018, revendiquée par un incel, a fait 10 mortes ; celle de Plymouth en 2021 a causé 6 décès. En France, plusieurs alertes ont été émises par les services de renseignement sur le risque terroriste lié à l’idéologie masculiniste, qui promeut explicitement la violence contre les femmes et les minorités et trouve son terreau en ligne. Le 1er juillet 2025, un jeune homme de 18 ans est mis en examen pour association de malfaiteurs terroriste, conduisant le parquet national anti terroriste (PNAT) à saisir la justice pour un dossier exclusivement motivé par la haine des femmes.
Les discours de haine ne sont pas des opinions, mais les vecteurs idéologiques de passages à l’acte. À ce titre, ils doivent être traités avec le même sérieux que les autres formes de radicalisation violente.
Une action encadrée par le droit, fondée sur l’intérêt général
Les contenus haineux en ligne ne relèvent pas de la libre opinion, mais de l’infraction pénale. Le droit français, européen et international reconnaît clairement les limites à la liberté d’expression lorsque celle-ci porte atteinte à la dignité des personnes ou incite à la haine. L’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, souvent invoqué à tort, encadre explicitement ces limites. Le travail des associations, dont Osez le Féminisme, ne consiste pas à censurer, mais à signaler des contenus manifestement contraires à la loi, sur la base de critères juridiques clairs.
La provocation à la discrimination, la haine, la violence, le respect de la dignité humaine constituent des limites légales à la liberté d’expression
En droit français, l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse rend pénalement répréhensible toute provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence, en raison des origines réelles ou supposées, du sexe, de l’orientation sexuelle, de l’identité de genre ou du handicap.
La loi sur la communication audiovisuelle du 30 septembre 1986 prévoit par ailleurs des limites à la liberté de communication concernant le respect de la dignité humaine (article 1). L’article 15 de cette même loi donne mandat à l’Arcom pour s’assurer que les programmes mis à la disposition du public ne contiennent ni incitation à la haine ou à la violence fondée sur l’un des motifs visés à l’article 21 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ou à raison de l’identité de genre ; ni provocation publique à commettre les infractions mentionnées aux articles 421-2-5 et 421-2-5-1 du code pénal.
Le Règlement (UE) 2022/2065 du 19 octobre 2022, plus connu sous le nom de Digital Services Act (DSA), quant à lui, établit un cadre juridique commun pour les services numériques dans l’Union européenne, avec l’objectif de garantir un espace en ligne plus sûr, transparent et responsable. Il ne redéfinit pas ce qui est licite ou non sur internet mais impose aux plateformes des obligations claires de modération des contenus illégaux, notamment en matière de haine en ligne. Le DSA oblige notamment les très grandes plateformes à réagir rapidement aux signalements, à coopérer avec les autorités judiciaires, à être plus transparentes sur leurs algorithmes et modérations, et à mettre en place des mécanismes de recours pour les utilisateurs et utilisatrices. Cet instrument, loin de remettre en cause la liberté d’expression, vise à faire respecter le droit existant dans chaque État membre en encadrant la responsabilité des acteurs du numérique face à la diffusion de contenus illicites.
Assurer le respect rigoureux de ces cadres légaux et mener une lutte effective contre la haine en ligne sont les conditions sine qua non de l’exercice d’une véritable liberté d’expression par toutes et tous. Aussi, nous condamnons fermement les tentatives d’inversion du débat qui consistent à brandir la liberté d’expression pour défendre ou banaliser des discours haineux, discriminatoires ou violents. Une telle instrumentalisation vide ce droit fondamental de son sens, en l’opposant fallacieusement aux principes d’égalité, de dignité et de sécurité qui en sont pourtant les garants.
Les signalements de nos associations ne remplacent ni la justice ni les services de l’État : ils les complètent, en rendant visible des contenus que les algorithmes des plateformes ne détectent pas, et que les autorités n’ont pas toujours les moyens humains ou techniques de traiter en temps réel. Dans ce contexte, la coopération entre les autorités de régulation, notamment l’Arcom, et les associations expertes dans la lutte contre les discriminations est essentielle. L’Arcom, chargée de veiller au respect des obligations de modération et de transparence des plateformes, a elle-même souligné l’importance de s’appuyer sur les connaissances de terrain et les compétences spécialisées des organisations de la société civile pour mieux documenter les formes spécifiques de haine qui circulent en ligne.
Renforcer cette collaboration institutionnelle, dans un cadre clair, transparent et démocratique, permet de mieux protéger les personnes exposées aux violences en ligne, de faire remonter les tendances émergentes de discours de haine, et de garantir une application effective du droit.
Non, lutter contre la haine n’est pas une “censure militante”
Les partisan-es d’un espace numérique dérégulé entretiennent une confusion volontaire en présentant la lutte contre la haine en ligne comme une atteinte à la liberté d’expression. Cette posture rhétorique, bien connue, est celle qui consiste à ériger le harcèlement et les injures en opinions. Elle vise à renverser les responsabilités : ce ne serait plus la haine qui menace la démocratie, mais celles et ceux qui la dénoncent.
Nous refusons cette inversion dangereuse. La liberté d’expression n’a jamais été le droit de dénigrer, humilier, ou appeler à la violence. Ce principe fondamental est incompatible avec l’impunité dont jouissent aujourd’hui les auteurs de cyberviolences misogynes, racistes, LGBT-phobes souvent organisés, anonymes, et internationalisés. Internet ne peut devenir une zone de non-application du droit.
Défendre les filles et les femmes, c’est défendre la démocratie
Osez le Féminisme continuera de signaler les violences, de soutenir les victimes, de produire de l’expertise, et de revendiquer un internet plus sûr, plus juste, plus démocratique.
Nous ne demandons aucun passe-droit : nous demandons l’application des lois existantes, avec des moyens adaptés à l’échelle des violences constatées. Et nous continuerons de défendre un espace numérique où les filles et les femmes puissent s’exprimer, exister sans craindre de subir un déferlement de haine.
Nous appelons Madame la Ministre Aurore Bergé à maintenir, renforcer et sécuriser son soutien à la lutte contre la haine en ligne, sans céder face aux tentatives de disqualification idéologique.