DOSSIERS \ La révolution clitoridienne en mouvement «Les folles de la Salpêtrière & leurs sœurs» : un point de vue psychanalytique 2/2

 

La découverte par Freud du fantasme le conduit à reculer devant la scène du traumatisme. Le 21 septembre 1897, Freud écrit à son ami Wilhelm Fliess : « Il faut que je te confie tout de suite le grand secret qui, au cours de ces derniers mois, s’est lentement révélé. Je ne crois plus à ma neurotica. » Renonçant à sa théorie de la séduction, il ajoute ne plus y croire face à « la surprise de constater, que dans chacun des cas, il fallait accuser le père de perversion…, la notion de la fréquence inattendue de l’hystérie où se retrouve chaque fois la même cause déterminante, alors qu’une telle généralisation des actes pervers commis envers des enfants semblait peu croyable. » Freud précise « qu’il n’existe dans l’inconscient aucun indice de réalité de telle sorte qu’il est impossible de distinguer l’une de l’autre la vérité et la fiction investie d’affect. »

De cette résistance qu’oppose Freud à se représenter ces pères abuseurs, on en trouve aussi la trace dans son impensé autour de sa découverte théorique du complexe d’Œdipe. En faisant du fils un meurtrier du père, qui épousera sa mère, Freud épargne Laïos, le père d’Œdipe. Laïos, orphelin de père très jeune, chassé de Thèbes, sera accueilli par le roi Pelops. Laïos va séduire le jeune fils de Pelops, Chrysippe, lequel se donnera la mort. Il y a donc à l’origine un crime pédophile commis par le père d’Œdipe. Lorsque l’oracle annonce à Laïos et Jocaste le risque encouru en engendrant une descendance, c’est en référence à la mort du jeune Chrysippe. Freud bâtit sa théorie du complexe d’Œdipe en taisant la faute cachée du père. Penser la culpabilité paternelle semblait inaccessible au créateur de la psychanalyse. Lorsqu’il renonce à sa théorie du trauma, il anticipe sur cet impensable pour lui. Il doit à tout prix épargner la figure du père. C’est un des paradoxes de toute théorie : la particularité de tout éclairage d’un champ de connaissances, c’est de se construire sur ce qu’il laisse de côté ou plonge dans l’ombre.

Charcot se posait en maître des hystériques

C’est à Anna O. (Bertha Pappemheim, 1860-1936) que revient l’invention de la psychanalyse. Reçue par Joseph Breuer, elle parle de talking cure et de chimney sweeping, une cure par la parole, dans laquelle la remémoration s’opère à la manière d’un ramonage de cheminée. Quant à Emmy von N. (Fanny Moser, 1848-1925), au cours d’une crise de panique, le 1er Mai 1889, elle ordonne à Freud de la laisser parler et de s’écarter d’elle. Elle instaure ainsi le dispositif d’une écoute sans contact physique. C’est intéressant de constater que ce sont les patientes, qui créent le dispositif psychanalytique et que le médecin viennois s’y soumet. Là où Charcot se posait en maître des hystériques, Freud supporte que ses patientes lui apprennent le savoir, qu’il théorise au fur et à mesure qu’elles le lui enseignent.

L’une des avancées de la psychanalyse actuelle, c’est d’envisager la dimension transgénérationnelle en n’hésitant pas à se pencher sur ses non-dits, mais également sur l’insu des meurtres d’âmes, qui frappent les générations ultérieures. La part traumatique, qui a eu lieu, ne peut plus être considérée comme relevant d’élucubrations fantasmatiques et imaginaires. Le réel traumatique doit être accueilli. L’analyste prend une position de témoin, qui atteste que cela a eu lieu. Être reconnu.e comme victime, plutôt que de s’interroger sur son éventuelle part active, est salutaire. C’est parce que l’analyste atteste du drame qui a eu lieu, qu’il deviendra imaginable pour l’analysant.e de s’en dégager subjectivement. Je ne parle pas ici de la judiciarisation, qui est une autre étape parfois complémentaire. Je parle ici du travail thérapeutique, qui permet de s’extraire de l’emprise du bourreau, du prédateur, afin de rendre figurable ce qui était jusqu’alors irreprésentable et/ou indicible.

Lorsque l’actrice Adèle Haenel a pris la parole sur Médiapart, elle a affirmé ce qu’elle avait éprouvé. L’abuseur n’était pas le centre de son propos. C’est un effet possible, souhaitable de la psychanalyse de pouvoir dire pour soi, en son nom, nos propres éprouvés assumés, parce que maintes fois sur le métier est remis l’ouvrage, ici en l’occurrence, il s’agit plutôt d’outrage, si vous me permettez ce détournement de la formule de Nicolas Boileau. C’est d’avoir pu explorer les redites dans l’histoire ultérieure, que la scène traumatique devient figurable et représentable, que les complicités, les silences, les lâchetés se font jour. Il aura fallu une seconde scène pour permettre à la scène inaugurale de prendre corps, d’exister : ce que l’on a toujours su, mais qui était resté de l’ordre de l’indicible et de l’irreprésentable. Avec Les chatouilles, la réalisatrice Andréa Bescond a métabolisé son parcours d’enfant abusée. Elle a produit une œuvre d’art à partir de la mutilation vécue durant son enfance. Le travail psychanalytique a participé de cette création, la vie également…

En qualifiant une femme de « phallique », quelle image caricaturale de la gente masculine est donc véhiculée ? « En avoir », « avoir des couilles » s’apparente à l’homme qui impressionne. On est du côté de la bravoure, comme si le courage était d’impressionner par sa force ou sa prestance ! Comme le dit si justement Sarah Pèpe au sujet du viagra, qui aurait « restauré la dignité des hommes », il serait peut-être temps de « cesser de placer là leur dignité. »

« J’m’en bats l’clito »

« J’m’en bats les couilles » clament parfois les adolescentes. D’autres déclinent la formule en adéquation avec leur morphologie en disant « J’m’en bats l’clito. » Je passe sur les remarques homophobes, qui vont de la camionneuse à la femmelette. Ce que nous sentons très bien dans la pièce de Sarah Pèpe, c’est combien les assignations sont réductrices. Le courage n’est pas l’apanage d’un sexe, la sensibilité non plus. Tendresse et fermeté ne sont pas des propriétés genrées. Lacan a parfois des formules géniales, il parle de « n sexes », indiquant par-là que masculin et féminin s’inscrivent dans une série bien plus étendue qu’une logique binaire.

La figure topologique du ruban de Möbius (1) éclaire cette possible circulation dans une continuité, où le positionnement peut être mobile et circonstanciel et fournit une représentation de la bisexualité psychique, dont parlait Freud. Nos coordonnées identitaires fournies par l’état civil ne suffisent pas à nous résumer, encore moins à nous définir. Qu’est-ce qu’un homme, qu’est-ce qu’une femme, qu’est-ce qu’un père, qu’est-ce qu’une mère sont des questions, dont la définition n’est pas aisée.

Chacun.e d’entre nous est attendu.e à une place dans son histoire familiale. Notre singularité se construit sur ces particularités, qui nous qualifient. Dans les thérapies systémiques, on parle de « patient.e désigné.e » au sein d’une famille. Le fou, la folle permet à l’ensemble familial de trouver son équilibre en incarnant, en contenant la folie familiale. C’est sur sa symptomatologie que s’organise la famille. Que la/le toxicomane renonce à son addiction ou que le délire du psychotique cède, et tout.es les autres membres de la famille risquent de se trouver bien démuni.es, privé.es du motif de leur plainte. Il n’est pas rare qu’un.e autre membre de la famille décompense suite à la guérison de/du malade désigné.e. Les systémiciens recourent parfois dans le traitement à des injonctions paradoxales. Sarah Pèpe opère avec beaucoup de finesse un mouvement semblable au niveau des idées. Elle s’en prend aux allants-de-soi, en les rendant caducs, inopérants.

J’ai fait la récente découverte de l’amplitude du mot épicène. Il y a certes des mots épicènes, qui s’emploient indifféremment au masculin et au féminin, comme enfant ou psychologue. Mais il en est d’autres également, qui valent pour les deux genres, ainsi de la grenouille ou de la souris, de la pie, mais également du crapaud ! Et non, le rat n’est pas le « mari » de la souris, pas plus que la grenouille n’est la femelle du crapaud ! Nous voyons là combien nous sommes parfois soumis à la langue. Mais parfois, et Sarah Pèpe s’y emploie avec talent et obstination, il est aussi possible de faire évoluer les usages de la langue, ainsi du terme auteur par exemple, qu’elle a mis en pièce (2) pour donner droit de cité au terme autrice.

Daniel Charlemaine psychologue scolaire, psychanalyste

1 Bande de papier dont on relie les extrémités en opérant un demi-tour à l’un des bouts. Cela donne une surface continue, que l’on parcourt sans changer de côté.

2 Presqu’illes, cabaret sur la féminisation de la langue française s’est joué au théâtre de la Reine Blanche en avril 2019, mis en scène par Louise Dudek. Le texte de Sarah Pèpe et d’Aurore Evain Ed iXe 2019; La pièce se rejouera prochainement à Paris.

L’auteur s’engage à rebondir sur les questions qui pourraient lui être posées. 

Photo de Une : Sarah Pepe, autrice de  « Les folles de la Salpêtrière & leurs sœurs  » et Daniel Charlemaine,  lors de son intervention à l’issue de la pièce.

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