Articles récents \ Île de France \ Société Françoise Toutain : « La situation de confinement a attisé l’enfer des violences conjugales » (2/2)

Mars 1978. Le premier Centre dédié à l’accueil de femmes subissant des violences en France ouvre ses portes à l’initiative de l’association SOS Femmes Alternative. Il porte le nom de Flora Tristan, pionnière de la lutte pour les droits des femmes au 19ème siècle, voyageuse insatiable, entravée sa vie durant par un mari violent. Plus de 40 ans après sa création, le Centre situé dans les Hauts-de-Seine a accueilli près de 10 000 femmes et enfants. Françoise Toutain en est la directrice depuis 2014. Féministe de longue date, elle est également membre active de la Fédération Nationale de Solidarité Femmes (FNSF). Elle nous brosse un portrait sans fards, mais riche d’espoirs, de l’état de la lutte française contre les violences faites aux femmes.

Face à la multiplicité des violences faites aux femmes, quelles sont les missions que se fixe le Centre Flora Tristan ?

La première mission du Centre est d’accueillir et d’héberger les femmes survivantes de violences n’ayant pas d’autre lieu pour se mettre en sécurité. Nous avons, sur le périmètre du Centre, quatre services. D’une part, un service de mise en sécurité, et de l’autre, trois services d’hébergement pour du plus long terme.

Le service de mise en sécurité comprend sept studios, et permet un accueil inconditionnel et immédiat. La personne subissant des violences appelle, et quelle que soit l’heure ou le jour, elle trouvera chez nous un.e interlocutrice/interlocuteur. Parfois, la gendarmerie, le commissariat, ou l’hôpital se chargent de nous contacter, dans le cas où elles/ils reçoivent une femme en grand danger et qui ne peut pas rentrer chez elle. Ensuite, nous effectuons une évaluation : la membre de notre équipe qui reçoit l’appel pose un certain nombre de questions, permettant de cerner sa situation et de voir si celle-ci répond ou non à nos critères d’accueil. Si oui, nous l’accueillons au plus vite, dans la mesure du possible. Nous avons 18 places dédiées à la mise en sécurité, elles sont par conséquent très rapidement occupées.

En dehors de la mise en sécurité, nous disposons également de trois services d’hébergement, soit 71 places, pour des accompagnements de plus long terme. Ils se situent dans des appartements des villes alentour. Ils permettent aux femmes d’êtres logées avec leurs enfants, de bénéficier d’un accompagnement social spécifique qui prend en compte les violences subies afin d’atteindre l’objectif fixé conjointement entre elles et le Centre. A savoir que chacune, progressivement, s’affirme en tant que femme libre de ses choix et accède, à son rythme, à un logement autonome. Cela se traduit en termes de ressources physiques et psychologiques, aussi bien qu’en termes de ressources économiques. Dans ces services, les prises en charge peuvent aller de 6 mois à 3 ou 4 ans.

La prise en charge des femmes survivantes et de leurs enfants nécessite un accompagnement psychosocial, médical… Avec quel.les professionnel.les êtes-vous en lien ?

Au Centre, l’équipe est composée d’assistantes sociales, de conseillèr.es en économie sociale et familiale, de psychologues, d’éducatrices/éducateurs de jeunes enfants, puisque dans le cadre de l’hébergement et de la mise en sécurité, nous travaillons beaucoup avec les enfants. Le Centre est ouvert 24h/24h, avec des agentes d’accueil présentes la nuit, le week-end et les jours fériés. Pour les autres démarches médicales ou psychothérapeutiques, ainsi que pour les démarches juridiques et d’accès au droit, nous mobilisons notre réseau de partenaires à l’échelle des Hauts-de-Seine.

Par ailleurs, au-delà des services de mise à l’abri et d’hébergement, nous proposons également un lieu d’écoute, d’accueil et d’orientation (LEAO) qui entre dans le dispositif départemental Femmes Victimes de Violences 92 (FVV 92). Les femmes confrontées à toutes formes de violences sexistes peuvent s’y rendre avec ou sans rendez-vous, comme dans tous les lieux d’écoute. Cependant, la grande majorité des femmes accueillies sur ce LEAO subissent des violences conjugales. Elles sont reçues par des professionnel.les qui les écoutent, puis les aident à mettre en place des stratégies pour se protéger ou quitter le conjoint violent. C’est un accompagnement dont la durée est variable. Nous accompagnons les survivantes de violences jusqu’à ce qu’elles atteignent l’objectif qu’elles se fixent elles-mêmes : le divorce, une demande de protection, un logement indépendant… Voilà ce que permet l’accompagnement psychosocial du Centre Flora Tristan : un retour à l’indépendance tant matérielle que psychologique.

Comment s’est traduite la période du confinement pour le Centre Flora Tristan ?

Nous n’avons pas ressenti un afflux plus massif de demandes d’accueil ou de mises en sécurité durant cette période. Tous les services d’hébergement étaient complets avant le début du confinement ; nous n’avons donc pas pu accueillir de nouvelles personnes, ni permettre à celles qui étaient prises en charge de sortir. Néanmoins, nous avons fait en sorte de maintenir leur suivi ainsi que toutes nos activités avec les moyens du bord, via nos outils numériques et téléphoniques. Nous n’avons pas du tout fermé pendant ces deux mois, la mise en sécurité a continué à fonctionner 24h/24h pour assurer physiquement l’accompagnement des femmes et enfants hébergé.es et pour gérer les appels sur la ligne dédiée à ce service. Toute l’équipe du Centre a été disponible sur cette période, les plannings et le télétravail ont été organisés en fonction des contraintes de chacun.e. La cheffe du service de mise en sécurité et moi-même étions présentes sur toute la période.

Durant le confinement, les associations du réseau FNSF se sont mobilisées pour aider le 3919 [Violences Femmes Info, numéro national de référence pour les femmes victimes de violences, ndlr] qui a dû s’adapter très rapidement au contexte sanitaire et renforcer son équipe d’écoutantes. Pour ce qui est de nos propres lignes, nous partageons avec nos collègues de l’Escale Solidarité Femmes la ligne téléphonique du dispositif FVV 92, ouverte entre 9h30 et 17h30. Nous avons reçu bien plus d’appels de personnes inquiètes de la situation de certaines femmes (voisin.es, services sociaux…) que d’appels de femmes elles-mêmes confrontées à des violences.

Comment expliqueriez-vous l’augmentation importante des violences faites aux femmes durant la période du confinement ?

Cette augmentation (1) est due à la situation de confinement. Vivre avec son bourreau 24h/24h, c’est insupportable ! Pendant cette période, les services de police sont intervenus après avoir été alertés par les personnes violentées elles-mêmes mais aussi par des témoins, des voisin.es… Pour les femmes subissant des violences, être confinées chez elles, c’est subir en permanence l’enfer conjugal. L’imprévisibilité étant l’une des principales caractéristiques de ce type de violences, elles ne savent pas à quel moment les cris, les insultes, les coups vont tomber. C’est quelque chose de terriblement angoissant. Sachant cela, il me semble logique que les appels à l’aide aient considérablement augmenté… Les seuls moments de tranquillité, c’est justement quand le conjoint n’est pas là !

Êtes-vous d’accord avec l’affirmation selon laquelle la crise liée au coronavirus n’a pas été un déclencheur, mais plutôt un révélateur de violences déjà existantes, qui se sont amplifiées durant le confinement ?

Il y a peut-être eu des couples au sein desquels des violences sont apparues durant les deux mois de confinement. Mais encore une fois, on parle bien de violences conjugales, donc de cette relation asymétrique dans laquelle un conjoint jouit d’une emprise psychologique sur l’autre. Indéniablement, ces choses étaient déjà en place depuis un moment, d’où la notion de « révélateur » plutôt que de « déclencheur ».

Au regard des décisions du Grenelle contre les violences faites aux femmes de l’automne 2019, quelles sont les leçons à tirer de la période récente ? Avez-vous des revendications qui s’accentuent avec la crise liée au coronavirus ?

Il y a énormément de leçons à tirer de cette crise sanitaire. L’éviction systématique du conjoint violent du domicile conjugal devrait être correctement appliquée. Il faudrait que la femme puisse rester avec ses enfants dans le logement, que ce ne soit pas elle qui soit obligée de partir, de trouver un lieu où se mettre en sécurité avec ses enfants, tandis que son agresseur continue à profiter du logement. Toutes les femmes n’ont pas forcément le désir de rester dans les lieux où elles ont vécu des violences, mais leur laisser le temps d’un départ sans crainte ne serait que justice.

Il faudrait ensuite que le nombre de lieux d’hébergement augmente significativement, puisque tant que cette éviction ne sera pas mise en place de façon systématique, nous aurons besoin de lieux d’accueil pour recevoir de façon rapide et inconditionnelle les femmes survivantes. L’exemple du Centre Flora Tristan et de ses 18 places occupées en permanence est éloquent : il nous faut plus de moyens matériels pour héberger et accompagner ces femmes !

Par ailleurs, la formation des forces de l’ordre se doit d’être efficace sur la question des violences faites aux femmes. Même si dans le cadre du Grenelle, beaucoup de choses ont été engagées, trop de femmes voient encore leurs plaintes refusées dans les gendarmeries ou les commissariats. La plainte qui n’est pas prise, c’est inacceptable. Il faut changer le regard de celles et ceux en charge de faire respecter l’ordre et la loi sur cette question des violences, afin qu’elles/ils admettent que les femmes subissant des violences ne racontent pas leur histoire pour en tirer des avantages. Quel bénéfice y a-t-il d’ailleurs à exposer sa souffrance à des inconnu.es ? Aucun ! « Une femme se dit victime de violences, mais c’est pour obtenir la garde des enfants, garder l’appartement » … On entend tout et n’importe quoi. Une femme qui déclare être confrontée à des violences, elle est confrontée à des violences, point !

Les lois existantes en matière de protection des femmes et de punition des auteurs de violences doivent être effectivement appliquées sur tout le territoire. Je reprends ici les termes du communiqué de presse de la FNSF du 3 septembre 2020, qui demande le « renforcement ou la création de pôles spécialisés, à défaut de tribunaux spécifiques, avec un traitement rapide des situations. [Cela] permettrait une réponse à la hauteur de l’enjeu et de l’urgence que représentent les violences faites aux femmes ».

Enfin, il faut éduquer les générations et combattre les stéréotypes de genre à la racine. Les violences faites aux femmes sont un problème sociétal, lié à la façon dont le système patriarcal inculque depuis des siècles une différenciation fondamentale entre les genres. Les rôles sociaux intégrés dès le plus jeune âge nous ont réduites, nous les femmes, à un statut inférieur à celui des hommes. Le féminisme s’attelle à démontrer que rien ne justifie une telle domination des femmes par les hommes. Grâce à l’accompagnement qu’il propose, le Centre Flora Tristan souscrit à cette même tâche : dénoncer les stéréotypes de genre et leurs impacts sur les relations femmes/hommes, pour soutenir les femmes ayant survécu à des violences dans leur reconstruction.

Propos recueillis par Clara Bauer 50-50 magazine

(1) Dès la fin de la deuxième semaine de confinement, les pouvoirs publics estiment une augmentation d’environ 30% des violences conjugales. Pour une analyse plus exhaustive des violences faites aux femmes durant le confinement, voir Le rapport de la mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et pour la lutte contre la traite des êtres humains

Lire notre dossier : Les violences faites aux femmes

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