Retraites Réforme des retraites : les raisons de la colère, par Annie Junter, juriste et universitaire

La soudaine révolte des femmes sommeillait tapie au fond des injustices criantes que représentent les plafonds de verre, les écarts de salaire stagnants comme l’eau croupie au fond d’une marre d’indifférence, les durées de chômage sans issue, les temps partiels trop sexués, voire sexistes, les minima sociaux conjugués au féminin, leur sous représentation dans les lieux de décision surtout quand ils les concernent, les discriminations entourant la grossesse, les salaires !…

Les raisons de la colère des femmes sont nombreuses ! Pourquoi la réforme des retraites a-t-elle des allures de goutte qui ferait déborder le vase trop plein des inégalités professionnelles ?

Les « avantages familiaux » : d’inspiration nataliste

Les femmes bénéficiaient de droits particuliers quand elles avaient élevé des enfants jusqu’à leur seizième anniversaire et quand elles avaient eu trois enfants. D’inspiration nataliste, ces mesures destinées à protéger la maternité au temps où les femmes étaient considérées comme des travailleuses d’appoint devaient finir par être revisitées pour tenir compte des changements intervenus depuis leur adoption.

Ne voyant rien venir, des hommes s’en sont chargés en réclamant pour eux-mêmes, au nom de l’égalité, des droits dont ils se prétendaient exclus. Sans surprise, des tribunaux leur ont donné raison. Craignant que l’invasion soudaine des pères creuse le déficit de la sécurité sociale et des régimes de pensions civiles, les pouvoirs publics ont décidé de modifier ces avantages en les réduisant et en les divisant par deux (MDA).

Un consensus s’est installé depuis 2004 autour de l’idée qu’il fallait partager les avantages particuliers entre pères et mères au titre de l’éducation des enfants, mais sur quelles bases repose-t-il ? Le risque de recours en discrimination directe des hommes vaut-il plus que le risque de recours en discrimination indirecte que pourraient exercer des femmes estimant qu’elles paient deux fois pour l’exercice des responsabilités familiales : une fois dans l’emploi, une fois à la retraite ? L’observatoire de la parité avait attiré l’attention depuis 2009 sur l’exploration d’une autre voie possible, celle des actions positives compensatrices et temporaires… mais il fallait un peu de temps et de courage.

Les inégalités ne s’arrêtent pas à la frontière de la maternité

La deuxième raison de la colère vient des inégalités qui s’accumulent tout au long de la vie professionnelle et qui épargnent peu de femmes, pour ne pas dire aucune, quel que soit leur secteur d’activité, public ou privé, leur catégorie socioprofessionnelle, leur grade, leur âge, leur nombre d’enfants, leur situation matrimoniale… Le calcul de la retraite reposant sur le salaire annuel moyen des vingt-cinq meilleures années de cotisations dans le régime général et sur les six derniers mois dans la fonction publique, se trouve forcément affecté par les écarts salariaux qui stagnent depuis plus de trente-cinq ans que la question a été abordée par le droit (1972). Certes toutes les femmes ne sont pas affectées de la même manière. Mais si l’on s’en tient à l’étude de leurs droits propres à la retraite, le Conseil d’Orientation des Retraites et la CNAV ont mis en évidence pour celles nées en 1945, 1955, 1965, le maintien d’écarts significatifs avec les hommes. Au-delà, nous sommes condamnées à faire des supputations en l’absence de données fiables dont le besoin est urgent pour éviter les spéculations à tort et à travers. Et il faudrait ajouter au propos, les colères spécifiques des agricultrices, des artisanes, des commerçantes, des professions libérales dont on ne sait pas grand-chose des inégalités…

Dans ce contexte, comment imaginer que les femmes ne soient pas inquiètes par une réforme qui agit sur la durée de cotisations et le report de l’âge d’accès à la retraite de base ?

Qu’elles aient soit l’âge requis soit la durée de cotisation, les rares choix qui s’offrent à elles sont l’usure professionnelle sur fond d’inégalités salariales ou la décote… sans parler de l’impact désastreux des temps partiels.

Au nom de l’inquiétude des mères, un répit a été accordé aux salariées nées entre 1951 et 1956 à condition d’avoir eu trois enfants. En 2010, les femmes sont encore vues à travers le prisme de la conjugalité et de la maternité et non comme des travailleuses et des citoyennes à part entière. Le problème des inégalités professionnelles ne s’arrête pas à la frontière de la maternité et concerne l’ensemble des femmes.

Sans sanction, pas d’égalité.

La troisième raison de la colère des femmes est l’espoir déçu. Depuis la loi du 23 mars 2006 relative aux inégalités salariales, des mesures volontaristes étaient annoncées pour supprimer les écarts salariaux d’ici le 31 décembre 2010. Le programme était ambitieux et avait le mérite d’être inséré dans un calendrier. L’échéance approche. Le rapport Grésy en ayant fourni un bilan peu amène, l’heure devrait être au projet de loi portant les sanctions annoncées. En lieu de quoi, les femmes vont devoir se contenter d’un article 99 (ex. 31) de la réforme des retraites dont l’esprit et la lettre sont très en deçà de l’ambition affichée en 2006 et parfois même en recul par rapport aux textes antérieurs de 1983 et 2001 relatifs à l’égalité professionnelle. Le compte n’y est pas, l’ampleur et la permanence des inégalités salariales justifiaient une autre approche.

Le projet de réforme adopté hier, sans vraie étude d’impact à moyen terme, n’apporte que quelques réponses partielles et partiales en jouant d’une partition trop connue et de très mauvais goût qui divise les femmes et les hommes et les femmes entre elles !

Annie Junter, Docteure en droit, Chaire égalité Université Rennes 2, Membre de l’observatoire de la Parité.

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