Société L’Iran et les droits des femmes, une « modernité mutilée »

L’ouvrage de Chahla Chafiq a pour ambition d’« interroger l’islamisme sous l’angle du rapport entre le religieux, le politique, le sexe et le genre » et d’éclairer « la place centrale du genre dans le projet anti-démocratique de l’islamisme ». Pour ce faire, l’ouvrage est divisé en quatre parties.

La première partie voit l’auteure présenter les différentes controverses qui traversent la définition même de l’islamisme sans vraiment trancher entre elles mais en en présentant une intéressante synthèse. Elle évoque longuement les travaux de Fatima Mernissi qui pense possible de trouver dans l’islam la source de l’élaboration de la démocratie malgré cette « modernité amputée » (de la démocratie) qui caractérise selon elle les sociétés musulmanes contemporaines. Ce thème de la « modernité amputée » ou de la « modernité mutilée » pour définir la société iranienne reviendra régulièrement dans cet ouvrage. En effet, dans la controverse scientifique qui oppose ceux qui analysent l’islamisme comme un vecteur de modernisation et ceux pour qui cette idéologie est au contraire profondément anti-moderne, l’auteure défend une troisième position nourrie de son analyse de la situation iranienne selon laquelle l’islamisme relèverait d’une « modernité mutilée » qui puise ses racines dans le contexte pré-révolutionnaire iranien. Cette modernité mutilée reposerait sur trois principes : le contrôle de l’Etat sur l’institution religieuse, le rejet de la modernité politique à laquelle est substitué l’islam comme « projet politique alternatif », « la dévalorisation de la démocratie » qui ont un impact considérable sur la place que les femmes peuvent occuper dans cette société.

Les femmes, les traditions et le refus des valeurs démocratiques

Dans la deuxième partie, Chahla Chafiq analyse la société iranienne et s’interroge sur les causes de cette « modernité amputée », de la « modernisation sans modernité » impulsée par le chah dont la dictature « prive le projet modernisateur de la synergie nécessaire à l’approfondissement des réformes engagées » aux conceptions très hétérogènes des opposants qui semblent se rejoindre pourtant sur un point : le rejet de la modernité politique associée à un occident détesté. Que ce soit par attachement aux traditions de l’islam, par rejet du progrès technique et scientifique ou par hostilité au capitalisme tous convergent vers un refus des valeurs démocratiques. Cela expliquerait les relatives rapidité et facilité avec lesquelles Khomeini a pu installer un système totalitaire islamique qui est aussi dans son genre, l’auteure le rappelle, une sorte de pouvoir moderne.

La partie suivante se penche sur les conséquences de cette « modernité mutilée » sur la place du genre dans la société iranienne. La division sexuée des rôles lui semble à la base de l’unité de l’oumma (1), elle-même au fondement de la société iranienne. Pour l’auteure, « la question du genre se trouve ainsi au centre des conflits sociopolitiques qui traversent la société ». Cette partie se déploie de manière très largement diachronique et présente l’évolution de la signification du port du voile signe de privation de liberté pour les femmes et d’arriération jusque dans les années 1960 puis drapeau de la révolution à partir des années 1970 jusqu’à l’obligation, à partir des années1980, du port du voile qui devient alors « symbole d’un ordre auquel les femmes doivent se soumettre ». Encore celui-ci ne signifie-t-il pas le retour des femmes dans la sphère privée. Comme le précise l’auteure « Loin de vouloir un retour des femmes au foyer, cet appel au voile révèle la nouvelle stratégie islamiste dans une société modernisée : diriger les femmes musulmanes vers des zones contrôlées par l’islam et canaliser leurs énergies créatrices, à côté des hommes, pour construire une société islamique saine ».

Féminisme et islamisme

Intitulée « l’islamisme à l’épreuve du genre », la dernière partie passe d’abord en revue les difficultés rencontrées par les femmes pour trouver leur place dans la société et analyse les contradictions assumées du pouvoir iranien vis-à-vis des femmes qui « mobilise les femmes dans la construction d’une société islamique, tout en organisant et orientant cette participation selon des normes qui définissent la marge d’action des femmes ». Ces contradictions nourrissent des analyses divergentes sur la nature de la société iranienne, en voie de démocratisation pour les uns, moderne et apolitique pour d’autres. L’auteure y voit surtout l’impasse dans laquelle se trouvent aujourd’hui les Iraniennes, et que démontre selon elle, le développement d’un féminisme réformiste et islamique dans lequel s’inscrivent également certaines femmes laïques qui pensent que « des réformes en faveur des femmes au sein du régime islamiste sont possibles ». Opposée à cette approche, l’auteure nuance d’abord fortement le tableau officiel d’une amélioration globale de la condition des femmes, rappelle leur statut de dominée dans la vie professionnelle, à l’école, le développement de la prostitution, de la toxicomanie et du suicide des femmes. Elle analyse ensuite le développement de mouvements féministes en rupture avec le précédent, centrés sur la revendication d’égalité, la référence aux droits humains et le rejet de toute dimension religieuse, marquant l’« épanouissement d’un élan féministe […] qui rime avec des revendications démocratiques séculières face à l’Etat islamiste ». La place importante que tiennent les femmes dans la contestation populaire en 2009 lui paraît témoigner de la force de ce renouveau féministe laïc.

A l’exception de la première partie qui constitue davantage une bonne synthèse des courants théoriques divergents sur la nature de l’islamisme, l’ouvrage apporte un éclairage original sur la société iranienne.

Il constitue une excellente introduction aux complexités de cette société qui interdisent tout jugement tranché et expliquent les divergences d’interprétation sur l’Iran d’aujourd’hui. On aurait parfois apprécié qu’une plus grande place soit faite aux analyses personnelles mais on se retrouve là en présence d’un ouvrage sérieux sur un sujet difficile que l’auteure traite de manière distanciée.

Yves PALAU – Collaborateur EGALITE

Université Paris-Est – LARGOTEC

(1)l’oumma : ce mot désigne la communauté des musulmans en général, au-delà de leur nationalité.

Chahla Chafiq, Islam politique, sexe et genre. A la lumière de l’expérience iranienne, préface de Jacqueline Costa-Lascoux, Paris, Presses universitaires de France, 2011, 228 pages, 24€.

La thèse de Chahla Chafiq, Islam politique, sexe et genre. A la lumière de l’expérience iranienne a reçu en novembre 2010 le prix Le Monde de la recherche universitaire.

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