Tribunes Viol et meurtre d’Agnès Marin : « cela n’arrive qu’aux femmes »

« Cela n’arrive qu’aux femmes » : c’est ce que m’a dit une amie lorsque nous avons appris le viol et le meurtre d’Agnès Marin, 13 ans et demi, par un élève du collège Cévenol où elle était scolarisée. L’auteur de cet assassinat, âgé de 17 ans, était déjà en attente d’un procès aux Assises pour le viol aggravé d’une autre mineure il y a un an.

On a alors beaucoup parlé de la récidive, de la psychiatrie, de la justice des mineurs, de centres fermés, de l’internat du Cévenol depuis une semaine.

Au lendemain du 25 novembre 2011, Journée internationale pour l’élimination des violences envers les femmes, je voudrais dire qu’Agnès était une femme.

Car enfin, s’il frappe par son caractère exceptionnel, ce crime n’est pas non plus un coup de tonnerre dans un ciel clair : 220 000 femmes ont été victimes de violences sexuelles cette année ; une femme meurt tous les deux jours et demi sous les coups de son conjoint.

Hommes et femmes, nous naissons et grandissons dans un monde qui permet à cette horreur d’exister et de perdurer, un monde dans lequel elle constitue une forme de normalité.

Comment un jeune homme déjà impliqué dans un viol a-t-il pu se retrouver dans un collège mixte ? Les hypothèses d’une « inexactitude psychiatrique », d’un déficit législatif ou d’une négligence éducative ne suffisent pas à l’expliquer.

Une minoration systématique des violences faites aux femmes

Il y a une sorte de déni à l’œuvre dans cet enchaînement de décisions et de circonstances, qui repose sur une minoration systématique des violences faites aux femmes, tellement ancrées dans nos cultures et nos imaginaires que nous ne les tenons pas pour des crimes véritables.

Le sociologue Laurent Mucchielli a raison d’indiquer que le nombre de crimes de sang a réduit de moitié en quarante ans, voire plus si l’on raisonne en termes de pourcentages. Mais la majorité des crimes commis par des mineurs – eux aussi en nette régression – sont des viols. La majorité des auteurs (85 %) des crimes sont des hommes. La majorité des victimes de viol (98 %) sont des femmes.

Dans ces conditions, il est presque indécent de s’entendre perpétuellement répéter que les féministes se vautrent dans la « victimisation ». Car inscrire le meurtre d’Agnès dans le cadre des violences faites aux femmes est beaucoup plus pertinent, quand on y réfléchit, que les surenchères émotionnelles ou électoralistes visant à condamner un prétendu « laxisme » ou à céder au réflexe sécuritaire sans pour autant donner de moyens à la justice ou à l’éducation – ni, surtout, à la prévention.

Ma fille était l’an dernier au collège Cévenol. Sans vouloir désigner cet établissement à la vindicte ou mettre en cause sa direction, j’ai observé que dans cet internat mixte, le climat était loin d’être serein entre les filles et les garçons. Cela n’a rien d’exceptionnel, mais là comme ailleurs, c’est le comportement des filles qui était mis en cause.

« Oh, vous savez, certaines devraient faire plus attention, me dit un jour un surveillant Il ne faudra pas s’étonner si ça se termine mal pour elles. »

C’est encore aux filles qu’on impose un contrôle

Interrogeons-nous sur cet inepte renversement. Les filles sont exposées à des agressions, mais ce sont elles qui devraient faire attention ? Et les garçons qui consomment des films porno, harcèlent les filles, leur parlent mal et les entraînent dans les bois pour des petites gâteries buccales, ceux qui ont eu des gestes déplacés, leur a-t-on demandé de « faire attention » ? A-t-on seulement songé à protéger les filles, à les entourer de façon bienveillante, et à identifier clairement les comportements de ceux qui les mettaient en danger ?

Non. Alors que les jeunes hommes devraient apprendre à se contrôler, c’est encore aux filles qu’on impose un contrôle, qu’ils s’agisse de mettre en cause leur habillement, leur comportement, leur liberté de mouvement, leur langage, leurs fréquentations, ou de les priver d’un accès égal à l’espace public, notamment de nuit.

Autant d’injonctions inutiles et stigmatisantes – car encore une fois, rappelons-le, elles ne sont pas responsables des agressions qu’elles subissent, et ne peuvent pas les empêcher, d’autant qu’elles sont ainsi maintenues dans une position subalterne, affectant leur confiance en elles, leur puissance d’agir, leur liberté – leur assignant une place de dominée.

C’est ainsi que l’on fabrique des victimes, tandis que l’on ferme les yeux sur une violence sexiste constamment relativisée.

Au-delà du chagrin, de la peine, de la désolation qui nous habite au souvenir d’Agnès et du calvaire qu’elle a dû endurer, je voudrais pourtant porter sur cette histoire épouvantable un regard féministe : si l’on avait conscience de leur caractère massif, systématique et toxique pour la société, et si la volonté de les éliminer était réellement au centre de nos préoccupations, de nombreuses violences dont les femmes sont quotidiennement victimes pourraient leur être épargnées.

Agnès était une femme. Elle ne le sera jamais. On l’a enterrée ce 26 novembre 2011, le jour de son quatorzième anniversaire.

Elise Thiébaut

Journaliste et auteure, elle a publié des livres pour enfants et adolescents, des essais, et un recueil de nouvelles. Depuis 2008, elle est rédactrice en chef de Tous Montreuil, le journal de la ville de Seine-Saint-Denis. Elle a notamment écrit plusieurs ouvrages avec Agnès Boussuge, sur l’excision – Le Pacte d’Awa, Syros, 2006 –, sur la parité en politique – Si j’étais présidente, Syros, 2007 –, et sur les violences conjugales – J’appelle pas ça de l’amour, Syros, 2008.

 

 

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