Aucune catégorie « En Egypte, la loi institutionnalise la domination masculine »

Comment expliquer la perpétuation des inégalités de genre en Egypte ? Et la révolution anti-Moubarak autorise-t-elle quelques espoirs de ce point de vue ? Entretien avec Safaa Monqid, sociologue et arabisante, chercheuse associée au Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales (Cedej) du Caire, co-auteur de « Gouvernance locale dans le monde arabe et en Méditerranée : quel rôle pour les femmes ? » paru en janvier 2012.

Quelles sont les bases des inégalités hommes-femmes en Egypte ?

Il faut d’abord signaler qu’il existe, dans la société égyptienne, des disparités importantes entre les différentes catégories de femmes selon la classe sociale, l’appartenance religieuse, musulmane et copte, et géographique, milieu urbain ou rural. Les femmes rurales, par exemple, connaissent toujours une situation économique précaire, ignorent leurs droits, souffrent de problèmes sanitaires…

Mais toutes les Egyptiennes rencontrent les mêmes obstacles institutionnels, sociaux et juridiques. Car cette société se distingue par la dichotomie des rôles entre hommes et femmes, par la ségrégation sexuelle et par le lourd poids des traditions, et surtout de la religion.

Les textes de loi appliqués en Egypte sont discriminatoires envers les femmes : ces dernières sont considérées comme mineures, la loi a légitimé et institutionnalisé l’inégalité entre les sexes par la soumission des femmes à l’autorité du père et de l’époux.

Pouvez-vous donner quelques exemples ?

Dans le code de la famille, les textes de loi consacrent la prééminence du mari. Celui-ci jouit d’un droit unilatéral et inconditionnel au divorce. La femme, quant à elle, ne peut demander le divorce que s’il y a faute et doit présenter au tribunal la preuve des torts causés, ce qui n’est pas évident et signifie qu’elle s’engage dans de longues batailles juridiques.

Depuis 2000, la femme peut demander le divorce sans faute – khul’ – : elle accepte alors de perdre ses droits et doit rendre au mari la dot, ce qui veut dire que cette nouvelle loi ne profite qu’aux riches. La femme divorcée n’a aucune protection et perd le domicile conjugal, surtout si elle n’a pas d’enfants, ce qui oblige celles qui sont tentées par une séparation, par exemple en cas de violences, à accepter leur sort de peur de se retrouver à la rue. De plus, la polygamie est toujours autorisée.

Enfin, les lois sur l’héritage privilégient les agnats (1) : à la mort du mari, ce n’est pas la femme qui gère l’héritage de ses enfants, c’est le grand-père ou l’oncle paternel. Sauf si ces derniers sont inaptes, mais la femme doit le prouver.

Sur le plan pénal, contrairement à l’homme, la femme ne bénéficie pas de circonstances atténuantes pour des coups et blessures commis sur son époux pris en flagrant délit d’adultère. Dans le même cas, l’homme risque une peine de six mois de prison alors que la femme encourt deux ans et perd tous ses droits.

Il en est de même des crimes d’honneur, rarement poursuivis et, quand ils le sont, leurs auteurs sont condamnés à des peines légères. Si un homme tue son épouse pour l’avoir trompé, il bénéficie d’un allégement de peine et ne risque pas plus de trois ans d’emprisonnement et le législateur prend en compte son état psychologique. Une femme risque entre quinze ans de prison et la réclusion à vie.

Et qu’en est-il des pratiques sociales ?

La virginité féminine continue à avoir une extrême importance. Et le mariage précoce et forcé persiste, même si la loi interdit le mariage avant 18 ans. Les mutilations génitales féminines sont fréquentes. Les principales raisons données à la pratique de l’excision sont de maintenir la tradition, de contrôler les désirs sexuels et surtout de rendre les femmes éligibles au mariage.

Les autorités égyptiennes ont interdit cette pratique sauf si elle est « médicalement nécessaire », une qualification qui fait craindre à certains qu’elle porte atteinte à l’interdiction. Ceux qui enfreignent la loi sont exposés à un maximum de deux ans de prison.

Il y a aussi la banalisation de la violence intra-familiale et conjugale. A une femme qui se plaint, il n’est pas rare que des membres de sa famille et les autorités compétentes lui disent : « Ce n’est que ton mari ! » Souvent, la police ne veut pas établir de procès-verbal et le médecin légiste refuse également de faire le constat des violences… Enfin, les femmes souffrent de conditions de vie difficiles et de la pauvreté, leur taux d’analphabétisme est plus élevé que celui des hommes, elles ont très peu accès aux soins.

Retrouve-t-on ces discriminations dans le monde du travail ?

Dans la sphère professionnelle, les femmes subissent des discriminations importantes. Elles sont classées aux échelles de rémunérations inférieures et accèdent rarement aux postes à responsabilités. On trouve beaucoup de contractuelles parmi elles. Elles souffrent ainsi de la précarité des emplois, des écarts dans les salaires, de l’absence de couverture sociale, ainsi que du chômage.

Socialement, les hommes sont considérés comme prioritaires sur le marché de l’emploi puisqu’ils ont la charge de la famille et les femmes ont intériorisé cette norme. Certaines affirment même que c’est une recommandation religieuse et que le travail féminin est responsable du chômage des hommes !

Dans la fonction publique, la femme n’a plus droit au congé de maternité après le deuxième enfant. Les travailleuses agricoles ne jouissent pas de leurs droits sociaux (sécurité sociale, retraite…), et le code du travail n’a rien prévu pour elles. C’est d’ailleurs le cas, plus largement, du secteur informel, qui embauche une majorité de femmes.

La participation des femmes à la révolution de février a-t-elle été importante ?

Il faut d’abord rappeler que le champ politique est resté jusqu’ici le monopole des hommes et que les femmes se trouvent exclues des postes de décision importants. Malgré leur faible représentativité dans les instances du pouvoir, elles ont toujours joué un rôle essentiel dans l’organisation familiale, communautaire, locale et nationale.

Elles cherchent des solutions pour faire face à la carence des infrastructures de base, mobilisent des ressources, tissent des réseaux de solidarité, développent des stratégies de négociation et de débrouillardise pour améliorer leur quotidien. Notamment en matière de logement, l’entretien des espaces de vie, la défense des droits.

L’action collective des femmes a toujours été importante même si elle n’est pas toujours formalisée. Elles se trouvent au cœur des luttes politiques et idéologiques puisqu’elles sont les premières touchées par la précarité avec leurs enfants.

Pendant la révolution, les femmes de tous âges, de toutes catégories sociales et de toutes tendances se sont mobilisées. La chute de Moubarak n’aurait pas pu se faire sans l’insurrection des masses urbaines qui ont fait de la place Tahrir le symbole de leur mouvement et sans la mobilisation des femmes. Ces dernières, défiant tous les tabous et stéréotypes, se sont imposées comme des actrices essentielles de cette révolution (2).

Et que peuvent-elles en attendre en retour ?

L’amélioration de leurs conditions de vie et de celles de leur famille. Mais les revendications portaient sur des causes générales et n’étaient pas axées sur leur situation spécifique. Aujourd’hui, les entretiens que j’effectue attestent d’une certaine détérioration après la révolution, surtout depuis que certains acquis, comme la loi sur le divorce, semblent remis en cause au prétexte que cela nuirait à l’unité de la famille. Mais les femmes égyptiennes restent mobilisées pour leurs droits.

Propos recueillis par Philippe Merlant – EGALITE

(1) Parent par descendance masculine.

(2) Asma Mahfouz, une jeune égyptienne dont le blog vidéo appelant à la mobilisation a connu un énorme succès, est considérée comme l’une des voix ayant déclenché la révolte qui a entraîné la chute du président égyptien Hosni Moubarak le 11 février 2011.

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