Culture Danielle Michel-Chich : une « Lettre à Zohra D. » sans haine ni colère
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Détail de la couverture du livre Lettre à Zohra D.
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« Madame,
Le 30 septembre 1956 en fin d’après-midi, habillée en élégante jeune femme européenne, vous vous êtes dirigée vers le centre ville d’Alger. Dans votre sac de plage, vous transportiez la bombe que vos camarades avaient préparée et qu’ils vous avaient chargée de déposer au Milk Bar, un glacier populaire de la rue d’Isly, forcément bondé en cette veille de rentrée des classes.
Ce même 30 septembre 1956, ma grand-mère m’avait emmenée manger la dernière glace des vacances au même Milk Bar.
C’est ce jour-là que vous avez choisi, Madame, pour passer à l’acte, un acte forcément meurtrier. Vous aviez 22 ans. J’allais en avoir 5.
Par ce geste, j’ai été privée de ma grand-mère dont j’étais la petite-fille unique et que j’adorais, et de ma jambe gauche, dont j’ai très rapidement appris à me passer…
Par cet acte, vous avez commencé votre carrière de femme politique. A cette date, j’ai, en survivant, commencé une vie nouvelle… »
Danielle Michel-Chich a 5 ans lorsque son histoire croise la grande Histoire. C’est plus de cinquante ans après l’événement qu’elle écrit le récit de ces événements et fait de Zohra Drif, qui posa cette bombe, la destinataire de cette lettre-réflexion.
Nous avons tenté de définir avec elle son propos autour de cinq mots qui en font la force et l’originalité.
Raisons de ce livre
Il est tentant, lorsqu’on a subi un grave traumatisme dans l’enfance, d’en faire le récit. Comme si raconter la souffrance passée permettait de la sublimer une fois pour toutes. Aux éditeurs qui m’avaient demandé dans le passé d’en faire le récit, j’avais répondu qu’un gros bobo dans l’enfance ne faisait pas forcément un livre.
Ce n’est qu’à partir du moment où j’ai conçu l’idée de la lettre à Zohra Drif, qui a posé la bombe sur laquelle ma grand-mère et moi avons sauté, que l’exercice m’a paru possible. Le filtre de ce procédé littéraire me protégeait du danger du voyeurisme.
Silence
La loi du silence règne sur ma famille depuis cet événement. Par pudeur, et pour se protéger les uns les autres d’une souffrance qui fut immense et multiple, nous ne parlons jamais de cet événement, ni sur un plan personnel, ni même sur un plan historique.
Pour protéger mes parents, j’ai respecté ce silence et j’ai appris à taire mes émotions et mes peurs à ce sujet. Il faut se replonger dans l’époque : on croyait protéger les enfants en leur en disant le moins possible. Cinquante ans plus tard, je n’ai même pas parlé de l’écriture de ce livre à mes parents, pour les protéger d’une nouvelle émotion !
Vie
Le non-dit n’a pas que des effets négatifs : il peut aussi rendre plus fort. Il m’a aussi permis de puiser en moi-même un grand amour de la vie. Le récit que je fais de ce qui m’est arrivé, et de ce qui a frappé ma famille, dévoile aussi mon amour de la vie, un optimisme à toute épreuve. J’ai tendance à penser avec Nietzsche que « ce qui ne tue pas rend plus fort ».
Engagements
Mon premier engagement politique, lorsque j’étais étudiante, fut contre la guerre au Vietnam. Nul doute, donc, que si j’avais plus âgée au moment de la guerre d’Algérie, j’aurais rejoint la lutte contre le colonialisme. Ce sont des choix politiques que j’ai continué à défendre : je suis une femme de convictions.
Quant à mon engagement féministe, il me met face à une situation de paradoxe : Zohra Drif a été une pionnière, dans son engagement dans la lutte armée, dans une culture où les femmes étaient très peu en première ligne. Mais peut-on saluer l’engagement d’une femme qui a tué ? Traditionnellement le sang de la guerre reste celui des hommes, je voudrais que les femmes inventent une autre forme de combat…
L’acte de terrorisme de Zohra Drif, qui n’a posé qu’une seule bombe avant d’être arrêtée par l’armée française en 1957, a été la première marche de sa carrière politique. Mariée à un chef historique du FLN (Front de libération nationale), et avocate comme lui, elle a fait une carrière politique ininterrompue depuis l’indépendance de l’Algérie, contrairement aux autres fidayate (femmes engagées dans la lutte armée) qui, elles, ont en général été renvoyées dans leur cuisine dès 1962…
Message
Je n’ai ni haine ni colère. Et aucun désir de vengeance. Je souhaite juste poser la question que Camus pose déjà dans Les Justes : la fin justifie-t-elle tous les moyens ? La violence est-elle défendable, même lorsqu’elle est mise au service d’une cause juste ?
C’est la question que je pose à Zohra Drif, dans le livre, et que je lui ai posée au cours de la « non-rencontre » qui a eu lieu à Marseille le 30 mars dernier pendant le colloque organisé pour le cinquantième anniversaire de la signature des accords d’Evian.
J’aurais voulu qu’elle considère cette question essentielle, qu’elle y réfléchisse. Mais elle a eu la réaction froide de l’apparatchik qu’elle est, et m’a suggéré de poser cette question « aux autorités françaises, celles-là mêmes qui ont opprimé les Algériens avec tant de violence ».
Elle continue de défendre le dogme sur laquelle elle a bâti sa carrière politique. Ce fut donc une non-rencontre.
Pour autant, je reste sur ma position d’ouverture. Je ne me suis pas (re)construite dans la colère. Je n’en ai pas plus aujourd’hui.
Propos recueillis par Caroline Flepp – EGALITE
Lettre à Zohra D., Danielle Michel-Chich, Flammarion, février 2012.
(*) Danielle Michel-Chich est membre d’EGALITE. Elle est journaliste et essayiste. Spécialiste des questions d’éducation et de la littérature féminine française et américaine.
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