Contributions Pourquoi s’intéresser (encore) aux manuels scolaires ?

Dans nos sociétés multimédiatiques, ne serait-ce pas une vieille lune que de s’intéresser aux manuels scolaires, de surcroît à l’aune de l’égalité entre les sexes ? La question n’est-elle pas rebattue, depuis les années 1970 que se succèdent – à l’échelle mondiale – les études sur la persistance des stéréotypes? Etant donné les autres inégalités scolaires, n’y aurait-il pas d’autres urgences à prendre en compte ?

Force est pourtant de constater qu’au 21ème siècle, les manuels scolaires restent l’outil d’éducation emblématique, et pas seulement dans les régions où les livres sont rares ! En effet, connaissances et valeurs, les deux missions-clés affichées de l’éducation nationale française (*) , se retrouvent intrinsèquement liées, au cœur de ce « bien commun» de toutes les sociétés. Ce qui explique leur permanente révision pour mieux favoriser les apprentissages, comme pour mieux prendre en compte les valeurs de la société qui l’utilise…

De fait, les manuels scolaires constituent le miroir symbolique de la construction et de l’expression de l’image de soi et de l’autre, à titre collectif comme à titre individuel. S’il fallait encore convaincre de l’importance de cet objet, rappelons-nous les violentes polémiques et controverses qu’ils ne cessent de déclencher de par le monde. La dernière en date en France remonte… à la rentrée scolaire de 2011, suite à l’entrée du genre dans les programmes officiels et dans quelques manuels de SVT : des pétitions de députés et de sénateurs sommèrent l’Etat d’intervenir !

Or les résultats au niveau mondial convergent : quels que soient le niveau d’études observé, le développement du système scolaire, les avancées en matière de droits des femmes, la valeur « égalité » mesurée au regard des représentations des sexes reste toujours mal prise en compte. Que ce soit  la question du sexe des auteur-e-s des manuels ou des sources utilisées, ou des personnages réels ou fictifs mis en scène. Donnons quelques exemples.

Des auteures femmes peu nombreuses

Dans une étude récente (1) sur 3 collections de 15 manuels de mathématiques pour l’école primaire publiés en France entre 2002 et 2008 (choisies parmi les collections les plus diffusées), sur 17 auteurs au total, 5 seulement sont des femmes. Une seule auteure d’ailleurs intervient à tous les niveaux scolaires. Ainsi, en procédant à un dénombrement des sexes des auteur-e-s par manuel, les hommes représentent près de 81% de ceux-ci. Certes, il ne s’agit que d’un exemple d’un corpus d’étude : les maisons d’édition seraient peut-être en mesure de démentir ce constat en publiant les statistiques sexuées des auteur-e-s de manuels. En tout cas profitons-en pour rappeler que les enseignantes représentent 81,7% des personnels de l’enseignement public du premier degré, mais seulement 44,9% des inspecteurs de l’Education nationale, corps dans lequel se recrutent souvent les auteur-e-s de manuels (2).

Une étude du centre Hubertine Auclert (3), sur 11 manuels d’histoire de l’enseignement secondaire publiés en 2010 par 7 maisons d’édition, est éloquente. Sur l’ensemble des auteur-e-s des documents proposés dans tout le corpus (soit 1537 documents), les femmes représentent seulement 4,2% des auteur-e-s.

Le masculin : sexe fort des enseignements

Qu’en est-il maintenant des rapports sociaux de sexe présentés ? S’ils ont évolué depuis les années 1970 et s’ils fluctuent fortement selon les collections de manuels et les pays, comme l’ont montré par exemple des études utilisant une méthodologie commune (4) , ils n’en restent pas moins inégalitaires.

Par exemple, dans l’étude sus-citée du Centre Hubertine Auclert, les femmes ne sont  l’objet que de 3,2 % des biographies (sur les 339 proposées aux élèves). Et l’approche qualitative révèle que c’est prioritairement l’histoire d’un seul sexe, masculin, et non une « histoire mixte » (5) , qui est encore aujourd’hui enseignée.

Les recherches quantitatives sur les manuels de mathématiques mettent également en évidence ce recours au masculin neutre. Le système de genre prend appui d’abord sur l’hégémonie numérique du masculin, avec l’aide de personnages humanisés, qui loin de « troubler » le genre, renforce le masculin. Ainsi, Mathéo, petit personnage récurrent, non humain de couleur verte, a pourtant un prénom, une tenue vestimentaire et des actions qui l’humanisent sans ambiguïté. De surcroît, les personnages de sexe féminin des images ont des attributs physiques spécifiques qui en font des filles : elles ont des nœuds dans les cheveux, des robes ou des jupes et sont souvent dessinées en rose.

Le système de genre se dessine ensuite à partir des activités des personnages et des attributs afférents. Si filles et garçons s’adonnent de manière semblable aux activités scolaires – ouf ! –, les activités ludiques et domestiques marquent subtilement la différence des sexes : aux garçons une préférence pour les premières, aux filles pour les secondes… Pour les adultes, le clivage est plus net. L’activité professionnelle est l’activité majeure des adultes, mais les femmes y accèdent de manière restrictive : parmi les 196 femmes des images, aucune n’exerce ses talents dans les milieux artistiques ou intellectuels, dans les métiers d’ordre ou de sécurité, dans l’artisanat ou les travaux publics, ni… dans l’aventure.

Ainsi, le système sous-jacent de valeurs des manuels reste un système paradoxal, d’un côté un discours formel sur l’égalité, de l’autre des représentations des sexes (mais aussi « des races ») déséquilibrées et inégalitaires. Si l’on estime que le manuel est un instrument majeur pour introduire un processus de changement social, il est nécessaire d’agir.

 

Sylvie Cromer, sociologue, Université de Lille 2, chercheure associée à l’Ined.

(*) « L’éducation est la première priorité nationale (…) Outre la transmission des connaissances, la Nation fixe comme mission première à l’école de faire partager aux élèves les valeurs de la République. (…) Dans l’exercice de leurs fonctions, les personnels mettent en œuvre ces valeurs. » Cf. Code de l’Education, article L111-1.

(1) Carole Brugeilles, Sylvie Cromer, « Genre et mathématiques dans les images des manuels scolaires en France » Tréma n° 35-36, décembre 2011, Valeurs, représentations et stéréotypes dans les manuels scolaires de la Méditerranée, pp.143-154

(2) Cf. Repères et références statistiques sur les enseignements, la formation et la recherche – Statistiques – publications annuelles – Édition 2011.

(3) Amandine Berton-Schmitt et Margaux Reygrobellet Histoire et égalité femmes-hommes : peut mieux faire ! La représentation des femmes dans les nouveaux manuels d’histoire de seconde et de cap en 2010, publiée en 2011 téléchargeable sur le site. Une étude est à venir sur les manuels de Mathématiques de Terminales S et de Terminales Bac pro. Elle sera publiée en octobre, les premières analyses s’annoncent édifiantes d’inégalité.

(4) Carole Brugeilles, Sylvie Cromer (2009), Représentations sexuées dans des manuels de mathématiques d’enseignement primaire en Afrique. In Du Genre et de l’Afrique. Hommage à Thérèse Locoh (coord. J. Vallin), Ined, p.83 à 95.

(5) Nous reprenons ici le sous-titre du manuel proposé par l’Association Mnémosyne La place des femmes, Belin, 2010.

 

 

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