Témoignages Mariage forcé : l’enfer des femmes turques

 

Je suis née dans une prairie à plus de mille mètres d’altitude au bord de la Mer Noire en Turquie. Je suis arrivée en France grâce au regroupement familial : schéma classique de l’immigration des années 80.  J’ai une grande sœur qui n’a jamais vu la France, parce qu’elle est restée au village pour s’occuper des anciens, trois grands frères qui s’en sont plutôt bien sortis et un petit frère de 23 ans, qui ressemble à un Alsacien.

De fait, devenue seule fille dans une famille de mecs, cette position me semblait de plus en plus insurmontable. J’ai très vite compris que j’avais deux avenirs possibles : soit rentrer dans le rang communautaire et me mettre au service des autres, des hommes, des familles turques qui arrivaient encore et toujours, soit assumer de sortir radicalement du système. Le problème de l’identité turque est très compliqué en Europe, parce qu’il oppose une identité profondément collective et pyramidale, articulée autour de la figure tutélaire du père et de l’aîné, à la notion individuelle d’épanouissement personnel qui elle, est européenne. Mes frères, pour des raisons  différentes ont choisi de rester dans le système collectif, qui les met sur un piédestal mais qui les contraint de ce fait à assumer un rôle archaïque, souvent contre leur gré, et qui les dépasse presque toujours. Chacun à sa façon s’est retrouvé frustré, mais avec le sentiment du devoir accompli.

Ma première rébellion, s’est manifestée à l’âge de 5 ans quand je décidais d’aller à l’école maternelle les jambes nues, sans les gros collants en laine imposés par ma mère simplement parce que « chez nous, une fille doit avoir les jambes vêtues ». Aussi étrange que cela puisse paraître, cette anecdote anodine fut pour moi fondatrice.

À la fin du collège, l’un de mes frères me conseilla de faire un BEP ou un CAP, « ce qui serait mieux pour toi ». Finalement j’ai fait 8 années d’études supérieures. À la fin du lycée, un autre de mes frères, me voyant remplir des dossiers de candidature pour l’autre bout de la France, me conseilla d’économiser le timbre car, « de toute façon, on ne te laissera pas partir ». Deux ans plus tard, je partais étudier à Berlin.

Plus que des pratiques religieuses, nous avons surtout hérité de traditions, la principale étant un patriarcat robuste, complexe et frustrant pour les filles comme pour les garçons. Les hommes vivent dehors (car ils n’ont rien à faire à la maison) et les femmes à l’intérieur (car elles n’ont rien à faire dehors). Le particularisme de ma famille, c’est que j’étais dehors grâce à mes études et mes frères étaient souvent dans la maison de leur copine française !

Tout au long de ma vie de jeune fille, et encore plus à ma majorité, j’ai vécu dans deux bulles différentes qui n’entraient jamais en contact. Pour ma famille j’étais une jeune fille modèle, certes un peu marginale, mais qui réussissait brillamment ses études en conciliant nécessités scolaires et obligations culturelle et religieuse. Mes parents et mes frères pensaient qu’à 25 ans je n’avais jamais bu d’alcool, que je ne sortais jamais, et bien sûr, que j’étais vierge.

Chez nous se pose de façon prégnante la question du mariage. Et elle se pose très tôt, dès nos 16 ans. J’ai fait de longues études pour repousser au plus loin la date butoir : celle où j’aurais à me marier.  Je me préparais lentement à vivre notre enfer à nous, les femmes turques : épouser un homme choisi par quelqu’un d’autre. Ce n’est pas grave, essayais-je de me convaincre, comme je suis plus maligne et surtout, plus autonome que les autres, j’épouserai l’homme imposé, puis je divorcerai et ainsi, je serai enfin libre de faire ce que je veux.

Un beau roman d’amour

Finalement, j’ai épousé l’homme que j’aimais. J’étais encore étudiante, quand j’ai décidé de parler de Victor à mes deux frères aînés. Je pensais naïvement qu’ils allaient vouloir le rencontrer. L’aîné a décidé en une nuit que j’arrêterai tout, mes études et ma vie “moderne”, et que je resterai désormais à la maison. C’était fini. Il allait reprendre les choses en main. Il était tard. Il est allé se coucher. Mon autre frère est resté à mes côtés et m’a parlé tout la nuit de Laetitia, sa première histoire d’amour qui a duré plus de 7 ans. Il a tenté de me convaincre que les différences sont insurmontables au sein d’un couple franco-turc. Qu’on ne pouvait pas mettre un saucisson à côté d’un morceau de viande halal dans un frigo. Paradoxalement, ce que je voyais ce soir-là, c’était un homme frustré, déprimé, rongé par le doute, qui n’avait pas eu le courage de vivre avec la femme qu’il aimait et qui en souffrait. Il ne le sait sans doute pas, mais c’est cet échange qui m’a définitivement décidé à quitter ma famille.

Trois nuits plus tard, je rassemblais mes affaires : mon ordinateur, mon téléphone, mon porte-feuille, mes documents administratifs et mes deux albums photos. Et comme dans un beau roman d’amour, par une nuit d’hiver brumeuse et enneigée, je suis descendue par le balcon pour sauter dans les bras de mon chéri.

Et là, l’aventure a pris un tour épique. Pendant les quelques jours où j’étais retenue à la maison, Victor a pris le temps de prévenir tout le monde, de se renseigner, de se documenter, de lire les pires histoires sur internet et d’anticiper ce qui pourrait se passer. Heureusement !

Dès le lendemain de ma fuite, mes frères étaient devant la porte de ma directrice de thèse, à l’autre bout de la France. Ils n’ont obtenu aucune information, alors ils ont cherché ailleurs : chez mon colocataire, mes amis, mes voisins. Ils ont piraté mes comptes mails et mon compte facebook, ils ont fouillé mes archives, ils ont visionné mes souvenirs. Évidement ils sont tombés des nues : c’est le risque quand on se décide à regarder par le trou de la serrure. Aujourd’hui je leur en veux beaucoup de s’être ainsi introduits dans mon intimité. Ils sont aussi allés à la rencontre de ma belle-famille, sans violence, mais avec suffisamment d’indélicatesse pour susciter l’antipathie. Mes parents dans tout ça ? Ils étaient dépassés par l’événement, par une information filtrée et déformée, ils ne comprenaient rien. Ils ont laissé faire.

Pendant ce temps, nous avons pu bénéficier de la solidarité de nos amis, qui nous ont hébergés. La direction de l’école a aussi décidé de  mettre à ma disposition une garde rapprochée, pour mes déplacements nécessaires. Victor et moi avons déposé une main courante. Notre collection de SMS menaçants était suffisamment explicite pour que nous soyons pris très au sérieux. En discutant avec les agents qui enregistraient notre dépôt, nous avons compris que cela arrivait souvent, mais qu’il leur fallait des traces de violence physique pour intervenir. J’ai également contacté l’association Elele, connue pour aider les jeunes femmes turques à s’intégrer. Mon frère aîné n’a pas voulu de la médiation proposée par Elele.

« Il faut soutenir celles qui en veulent »

Mes frères et nous avons joué au chat et à la souris pendant deux mois. Finalement, ils se sont lassés, et nous avons enfin pu nous retrouver chez-nous pour vivre “normalement”. Je n’ai plus jamais eu aucun contact direct avec les hommes de ma famille. Cette absence m’a bizarrement fait beaucoup de bien. Pour la première fois depuis 26 ans, je n’avais de comptes à rendre à personne. J’étais heureuse et sereine. J’ai revu ma mère et mes belles-sœurs deux ans après, lorsque j’ai eu mon premier fils. Honnêtement, je ne cherche pas à revoir les autres. Ma famille, je la construis moi-même, avec l’homme que j’aime, à notre façon et avec les valeurs qui nous portent.

Celles que l’on montre du doigt et qui font la une de certains médias, celles qui mettent la burqa par choix (par « choix », je ris ou je pleure de ce que peut vouloir dire ce mot rassurant) ne sont qu’une minorité pour laquelle la République ne peut déjà plus rien. Par contre il faut soutenir celles qui en veulent ! Celles qui n’ont pas envie de passer leur vie à revendiquer péniblement leur “choix” pour ne pas avoir à affronter une humiliante compassion. Celles qui veulent juste vivre dans le monde dans lequel leurs parents ont choisi de les amener.

Beaucoup de Français d’origine musulmane retournent se marier dans le village de leurs parents. L’argument principal de ces parents (et des miens) qui veulent marier leur enfants avec quelqu’un du « bled », c’est qu’il ne faut pas qu’ils deviennent  comme les Français, sous-entendu : égoïstes,  athées, sans valeurs. Mais qu’est-ce qui leur fait penser ça ? Les Français-e-s que je fréquente ont non seulement “des valeurs”, mais en plus ce sont les mêmes que les nôtres. L’échec de certaines intégrations ne tient-elle pas au fil ténu d’une image superficielle, véhiculée par une économie qui cherche à nous identifier uniquement en tant que consommateurs ?  Heureusement, nous sommes tous bien plus que ça et il est pourtant facile de s’en rendre compte.

Un mariage « héroïque »

Mais il ne faut pas non plus se tromper : en France, beaucoup de gens (dont l’homme de ma vie) pensent que l’endogamie  équivaut à un refus d’intégration. Mais est-ce qu’on se plaint quand un-e expatrié-e français-e choisit d’épouser un-e autre français-e ?  Il faut garder à l’esprit que cela peut juste être confortable et rassurant. Il faut aussi bien comprendre que nos parents ne savent pas ce qu’est la mixité. En Turquie, et sans doute dans de nombreux autres pays, le métissage n’existe tout simplement pas. On peut se côtoyer, s’apprécier, mais on ne se mélange pas. Il y a quarante ans, ma mère a été kidnappée par mon père, car elle habitait de l’autre côté du ruisseau : elle était donc étrangère. Pas facile, dans ces conditions, de demander  à ma famille d’accepter un « vrai » étranger,  de nationalité différente, avec une langue et une religion différente. Mais le protocole est tout trouvé : je me suis souvent dit que si l’acte fondateur du mariage de mes parents avait été un enlèvement, il n’y avait pas de raisons qu’ils ne comprennent pas que nous répétions cette histoire.

Je veux surtout apporter un témoignage d’espoir. Cela fait 5 ans que nous vivons, Victor et moi, très heureux. Nous avons des enfants magnifiques, de nombreux projets qui nous tiennent à cœur, et nous espérons avoir construit une famille au moins aussi solide que celle de mes parents… avec le secret espoir que si nous avons une fille un jour, elle n’aura plus besoin de se faire kidnapper.

Mais finalement, même ça, n’était-ce pas une chance ? Quel bel acte fondateur. Que de souvenirs charmants. En réfléchissant bien, nous n’échangerions pour rien au monde ce mariage “héroïque” contre une banale rencontre en boîte de nuit.

 

 Yasmina Demir

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