Articles récents \ France \ Société Être/devenir bisexuel.le: une identité queer et politique (1/2)

La bisexualité est difficile à définir, tout d’abord parce qu’on ne la prend pas au sérieux, mais aussi parce qu’elle brouille les binarités hétérosexuel.le/homosexuel.le et femme/homme. Elle remet en question le critère du genre dans les relations romantiques et sexuelles : les possibles amoureux ne se limitent pas à une catégorie de personnes prédéfinies selon leur genre. Or remettre en question le genre comme catégorie primordiale pour définir l’amour et la sexualité bouleverse beaucoup de préjugés et transforme notre société. Les possibles amoureux se reconfigurent selon d’autres critères. Il n’y a pas forcément plus de possibilités : une personne bisexuelle peut tomber amoureuse rarement, simplement, elle ne pourra pas prévoir le genre de son amant.e de demain. Mais qui n’a jamais été surpris.e en tombant amoureuse/amoureux ?

Définitions de la bisexualité

La bisexualité est un terme parapluie qui recouvre toutes les orientations sexuelles des personnes qui peuvent être attirées par des personnes du même genre que le leur ou d’autres genres. La pansexualité, orientation sexuelle des personnes pour qui le genre n’est pas un critère pertinent pour définir leurs désirs, est une forme spécifique de bisexualité. Le contraire de la bisexualité est la monosexualité, orientation sexuelle des personnes attirées par d’autres personnes d’un seul genre, l’hétérosexualité et l’homosexualité en font partie.

Voici ce qu’on peut lire sur un groupe qui rassemble des personnes bisexuelles sur Facebook: «Donnez une définition de la bisexualité sans dire ‘être attiré.e à la fois par les hommes et par les femmes’’. Ma préférée: trop hétéro pour les horoscopes mais trop gay pour les gender reveal parties » (1). Chacun.e répond pour redéfinir la bisexualité à sa manière en se réappropriant les stéréotypes, constituant un florilège de définitions étonnantes. Certaines mélangent les références à la culture gay et à la culture straight (2) avec ironie : «trop gay pour une bière légère, mais trop hétéro pour un cosmopolitan», «trop gay pour Tinder, trop hétéro pour Her», «je suis une lesbienne qui achète des capotes de temps en temps.» 

D’autres donnent des définitions non-binaires de la bisexualité: «attirance pour les personnes du même genre que le sien et d’autres genres que le sien», «attirance pour les personnes humaines», «attirance pour deux genres ou plus».

D’autres encore détournent la biphobie : «trop hétéro pour la communauté LGBT+, trop queer pour les gens cis-hétéro», «je suis indécise.»

L’une relève d’une expérience transgenre et bisexuelle: «tu es dans une relation gay, mais les gens pensent que tu es hétéro quand tu parles de ton copain, puis quand ils vous voient ensemble, ils supposent que vous êtes lesbiennes».

Quelques unes sont inclassables: «je veux juste faire des bisous esquimau à tout le monde», «je retrousse mes jeans», «j’ai trop de passion pour la vie pour me limiter à quoi que ce soit», «trop bizarre pour vivre et trop rare pour mourir», «j’aime les personnes de grande taille.»

Rassemblées et diffusées dans des discussions collectives sur les réseaux sociaux, toutes constituent, souvent par l’humour, des références à une culture bisexuelle naissante encore peu connue; en somme: «une attirance qui refuse d’être épinglée par des définitions.»

Un militantisme récent

À partir des années 1970 en France, les mouvements homosexuels, en particulier lesbiens, ont beaucoup transformé le militantisme féministe, suite aux tensions entre féministes hétérosexuelles et féministes lesbiennes. Se dire lesbienne était perçu et conceptualisé comme un acte politique féministe radical, tandis que la bisexualité n’était pas chargée de connotations politiques: il y avait des comportements bisexuels, mais pas d’identité bisexuelle politisée.

Pourtant, les personnes bisexuelles se sont beaucoup mobilisées pour lutter contre les discriminations hétérosexistes, sans que leur travail militant ni leur orientation sexuelle et les discriminations spécifiques qui les accompagnent ne soient reconnus. Cette occultation de la bisexualité est le socle de la biphobie. Ainsi de Marsha P. Johnson, femme transgenre racisée qui fut l’une des premières à participer aux émeutes de Stonewall (3). Activiste queer, sa bisexualité est rarement reconnue hors des milieux spécifiquement bisexuels. De même, Brenda Howard, militante bisexuelle féministe américaine, organisa la première manifestation de la marche des fiertés après la révolte de Stonewall, mais son importance et sa contribution furent déniées, ainsi que sa bisexualité.

Aux États-Unis, le militantisme spécifiquement bisexuel débute dans les années 1980, tandis qu’en France, la première association de militant.es bisexuel.les, Bi’Cause, est créée en 1997 à Paris. «En 1995, des femmes bisexuelles qui allaient au Centre Gay et Lesbien en ont eu assez d’être prises à partie par des lesbiennes qui leur disaient ‘‘vous ne vous assumez pas, vous ne savez pas ce que vous voulez. » Elles étaient militantes d’Act’Up et ont créé un groupe de parole bi, avant de fonder l’association», explique Valérie Baud, porte-parole de Bi’Cause. Encore méconnue et discriminée, parfois au sein même des milieux militants LGBT, l’identité bisexuelle est le fruit de cette histoire.

Un questionnement intime

Considérée comme une phase transitoire, une indécision ou un mensonge, la bisexualité est invisibilisée, c’est-à-dire, le plus souvent, déniée. Le terme bisexuel.le n’est pas à portée de main de tout le monde, quiconque s’en approche disparaît dans les doutes qu’il fait naître chez celles et ceux qui remettent en question sa légitimité. Ainsi de la compagne de Valérie Baud qui lui disait: «tu es lesbienne, tu n’as pas assumé, tu t’es mariée par convenance», sans concevoir la possibilité de la bisexualité de sa partenaire. Un blogueur queer raconte également son chemin vers la bisexualité.

Alice témoigne: «Je pensais que j’étais hétérosexuelle. Quand je suis tombée amoureuse d’une femme à 20 ans, après n’avoir été amoureuse que d’hommes, je me suis demandé si j’étais hétérosexuelle ou lesbienne. Je ne connaissais pas l’existence du mot ‘bisexuelle’. Depuis, je me définis comme bisexuelle-lesbienne.» La remise en question du terme et de la réalité qu’il permet de vivre se retrouve dans de nombreux témoignages de personnes qui découvrent leur bisexualité. Isa, militante à Bi’Cause, raconte son moment de doute qui a duré jusqu’à ce qu’elle reconnaisse la possibilité de sa propre bisexualité: «À un moment de chaos dans ma vie, dans les années 2000, j’ai commencé à vraiment me questionner, on me questionnait. J’étais mariée à un homme, je suis tombée amoureuse d’une femme. J’avais toujours sû que j’étais attirée par les femmes. Mais cela pose de gros problèmes de se dire: mais qui suis-je, je me suis menti à ce point, de ne plus savoir qui je suis. Je suis passée par cette phase de bouillonnement interne pendant une dizaine d’années, et quand j’ai trouvé Bi’Cause sur internet, je me suis dit:  ‘‘je peux donc exister comme cela’’.»

La bisexualité soulève un paradoxe: d’une part, elle interroge la fixité de l’orientation sexuelle, qui peut se retrouver transformée par une rencontre, un événement imprévu. D’autre part, la bisexualité est affirmée comme orientation sexuelle stable et légitime, au même titre que l’hétérosexualité et l’homosexualité. Valérie Baud raconte: «j’ai reçu des témoignages très touchants de lesbiennes qui disaient ‘‘un jour, je suis tombée amoureuse d’un homme’’. Tout se questionne, cela interroge tout le monde. On se demande dans quelle limite sa sexualité est un curseur fluide à un moment de sa vie. Il y a des franges de flou, de fluidité.»

Cette fluidité de l’orientation sexuelle croise la fluidité du genre. Acqua, une jeune artiste, témoigne: «en tant que femme transgenre, je préfère me lier romantiquement ou sexuellement avec une personne pansexuelle pour qui l’identité de genre n’est pas un critère d’attirance.»

Contrairement aux idées reçues, la bisexualité remet en question les alternatives binaires sur lesquelles repose notre société: être soit hétérosexuel.le soit homosexuel.le, désirer exclusivement les hommes ou les femmes et, ce faisant, présumer par ce désir qui est femme et qui est homme. «La bisexualité interroge l’homosexualité et l’hétérosexualité. Le curseur n’est pas si net. La binarité a quelque chose de rassurant, et nous faisons exploser ce verrou. C’est dérangeant» renchérit Valérie Baud.

La bisexualité, en tant qu’identité queer faite de paradoxes, rappelle la difficulté de la tâche qui consiste à se connaître soi-même.

 

Alice Gaulier 50-50 Magazine

1 La gender reveal party est une fête originaire des États-Unis qui consiste à mettre en scène la révélation du sexe assigné à l’enfant. Cette fête est un exemple de la manière dont le genre est produit avant même la naissance de l’enfant.

2 La culture gay est une contre-culture très diverse qui se constitue dans les milieux LGBT, en réponse à la culture dominante hétérocentrée. La culture straight est le nom donné par les milieux LGBT à cette culture dominante.

3 Dans la nuit du 28 juin 1969 à New York, des policiers s’attaquent à un bar queer, le Stonewall Inn. Les descentes de police dans les bars homosexuels étaient courantes à l’époque. Mais cette fois-ci, les occupant.es du lieu se révoltent. Les émeutes de Stonewall représentent le moment de naissance du militantisme LGBT.

Culture bisexuelle

Romans

L’Art de la joie, de Goliarda Sapienza, Éditrice: Viviane Hamy, Parution en France: 2005

Conversations with Friends, de Sally Rooney, Éditeur: Faber & Faber, 2017

Théorie

Bi: Notes for a Bisexual Revolution, de Shiri Eisner, Seal Press, 2013

Films 

Les Chansons d’amour, de Christophe Honoré, 2007

La Vie d’Adèle, d’Abdellatif Kechiche, 2013

À trois on y va, de Jérôme Bonnell, 2015

Séries 

The Bisexual, de Desiree Akhavan et Rowan Riley, 2018

The Slope, de Desiree Akhavan et Ingrid Jungermann, 2011

La Théorie du Y, de Caroline Taillet et Martin Landmeters, 2016

Musicien.nes 

David Bowie

Freddy Mercury

Lady Gaga

Janelle Monáe

 

Photo : Janelle Monáe, Par Seher Sikandar for rehes creative

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