Articles récents \ France \ Société Les poils : une expérience de son propre corps

Que faire de ses poils, comment s’en débarrasser ? Telles sont les premières questions que se posent, en général, les femmes dans notre société, quand leurs poils commencent à apparaître. Des lieux sont inscrits dans leur paysage quotidien pour leur apprendre à lier épilation et bien-être tandis que des objets standardisés, accompagnés de leurs publicités répétitives, sont commercialisés en série dans toute grande surface pour leur vendre les outils qui façonneront leur corps. L’accès à l’épilation est ce qu’il y a de plus démocratique à notre époque, facilitée au point de la considérer comme naturelle, son effet étant l’invisibilité : absence de poils.

Un processus historique

S’épiler le corps n’a pas toujours été une évidence pour les femmes. Il s’agit d’un processus historique lié à la croissance d’une économie fondée sur la consommation, soutenue par le développement du marché publicitaire. En 1915, Gilette commercialise son premier rasoir. La marque lance une campagne de publicité : elle crée un nouveau problème pour les femmes, les poils sous les aisselles et sur les jambes, et apporte la solution avec son produit. Dans les années 1920, un nouveau modèle de femme apparaît aux États-Unis : la flapper, portant des jupes ou des robes plus courtes, des cheveux coupés au carré, elle est associée à des mœurs plus libres. Toute dissidente soit-elle, elle est la cible des publicités qui lui indiquent que le prix à payer pour montrer ses jambes est de les épiler. Ce rappel historique permet de nuancer l’association un peu rapide entre mini-jupes et émancipation des femmes : derrière tout geste de réappropriation de son corps, cherchons les limites et les contraintes qui le rattrapent souvent bien vite.

Suite à la Seconde Guerre mondiale, la pénurie de nylon pour la fabrication des collants renforce à nouveau l’injonction à l’épilation. On associe désormais systématiquement les jambes nues des femmes, plus généralement la féminité, à des jambes glabres. Cette norme publicitaire rencontre un succès sans précédent : aujourd’hui, plus de 99% des femmes américaines se sont épilées ou rasées au moins une fois dans leur vie, une majorité tout le long de leur vie à partir de la puberté. L’épilation est devenue une pratique obligatoire pour les femmes, qui, si elles ne s’y plient pas, encourent des punitions sociales, qui vont des moqueries à l’exclusion, en passant par des agressions verbales et physiques, des discriminations professionnelles, et qui s’insinuent jusque dans les relations les plus intimes.

L’épilation : un dispositif technique et payant

Les poils des femmes sont invisibles dans l’espace public : même les publicités pour rasoirs montrent des jambes déjà parfaitement lisses. Pourtant, les poils continuent bel et bien de pousser partout sur le corps des femmes : jambes poilues, aisselles poilues, pubis poilu, poils sur le ventre, sur les orteils, sur les bras et le dos, au-dessus des lèvres ou sur le menton, entre les sourcils. Melisa Trujillo (1) nous rappelle, dans son très bel article «A False Intimacy : The Policing of Women’s Body Hair» (Une fausse intimité : le contrôle des poils sur le corps des femmes), que le corps glabre des femmes cache un «dispositif de compétences techniques inculquées.» Il s’agit d’apprendre à éradiquer les poils de son corps, de perfectionner son usage des outils produits à cet effet : le rasoir, la cire, les crèmes dépilatoires, l’épilateur électrique, les produits décolorants, l’épilation à la lumière pulsée, les ciseaux, la pince à épiler. Il est également possible de faire appel à des professionnelles (majoritairement des femmes) de l’épilation. Dans les instituts esthétiques, on peut compter environ 20€ la demi-jambe. Les médecins s’y adonnent aussi avec la pratique, très coûteuse, de l’épilation définitive au laser (destruction du poil par la chaleur). Rappelons que les femmes sont soumises à un marketing genré qui leur impose la «taxe rose» (Pink Tax), c’est-à-dire un surcoût pour les produits destinés aux femmes : par exemple, un rasoir «pour femmes» sera plus cher qu’un rasoir «pour hommes», même si dans les faits, le produit sera le même (en général, seule la couleur change). Mieux vaut donc se diriger vers le rayon «hommes» pour acheter ses produits de beauté, et ne pas se laisser abuser par la couleur et les messages sur l’emballage.

La norme : uniformiser les corps des femmes

Toutes ne font pas face aux mêmes problèmes : la norme de l’épilation est liée aux normes de beauté blanches occidentales. L’étude sociologique de Melisa Trujillo le confirme : «les femmes [ayant répondu à l’enquête] remarquent et font l’expérience de la hiérarchie raciale implicite inhérente à l’universalité supposée de la norme du glabre. Beaucoup d’entre elles ont évoqué le souhait d’être blondes à la peau blanche, ou étaient reconnaissantes de l’être et de ne pas avoir à trop s’inquiéter de leur épilation.» Le principe d’une norme est de s’appliquer à une catégorie de personnes qu’elle prédéfinit, c’est-à-dire qu’elle produit comme une catégorie unifiée, effaçant les singularités propres à chacune. En l’occurrence, la norme du glabre prédéfinit les femmes comme des êtres sans poils, quel que soit leur type de corps, et produit son effet : les femmes, dans la majorité des cas, suivent l’injonction, et travaillent à devenir des êtres sans poils. Les personnes transgenres sont également touchées, en particulier les femmes transgenres, dont l’une des pratiques les plus courantes afin d’être reconnues comme femmes aux yeux des autres est l’épilation définitive. En somme, l’épilation est l’une des injonctions les plus intériorisées qui différencient les hommes des femmes en deux catégories bien distinctes. Pour reprendre l’expression de Naomi Wolf : les femmes ont une «triple journée de travail», le travail salarié, le travail domestique, et le travail au service de l’industrie de beauté.

Poils pubiens et intimité

Les poils pubiens sont un exemple significatif du paradoxe de l’intimité des femmes : soumis à la norme de l’épilation, celle-ci indique que l’intimité des femmes est une affaire publique. Le contrôle social de l’intimité des femmes est le sujet central de l’article de Trujillo : «il est crucial de situer ces formes de contrôle [qui ont trait aux poils des femmes] à l’intérieur du cadre de l’intimité parce qu’elles servent à circonscrire et à contrôler non seulement les corps des femmes dans l’espace public, mais aussi les manières dont les femmes peuvent s’incarner dans l’espace privé, au sein de leurs relations intimes, et même quand elles sont seules. […] leurs corps sont une propriété publique.»

Pratiques subversives

Face à ce contrôle social de l’intimité des femmes, des pratiques subversives se développent. La journaliste Mary Katharine Tramontana a écrit plusieurs articles pour défendre la liberté des poils pubiens : «J’aime les buissons. Quand je dis buissons, je ne pense pas aux jardins anglais géométriques et bien ordonnés de quelques millimètres, je veux dire que j’aime ce que je peux attraper à pleine main.» Sur les réseaux sociaux, des photos de femmes qui assument leurs poils commencent à apparaître, comme sur l’Instagram d’Ashley Armitage. De même, le collectif Liberté, Pilosité, Sororité lutte pour l’acceptation de la pilosité féminine. Noémie Renard, qui a monté ce collectif, lance le hashtag #HairyLegClub (#ClubdesJambesPoilues) sur Twitter.

Ces exemples nous rappellent que nos poils sont avant tout une partie de notre propre corps, à l’interface entre le monde qui nous touche et le sens que nous avons de notre corps. L’épilation obligatoire, devenue habitude que l’on ne questionne pas, ne nous permet pas d’expérimenter notre rapport à notre propre corps. L’évidence est bientôt ancrée en nous et conditionne désormais le sentiment de nous-mêmes. Quelles sensations me procurent mes poils, suis-je une femme ou ne le suis-je pas, est-ce que je dispose de mon propre corps, sont autant de questions étouffées à la puberté par l’injonction de l’épilation qui y répond à notre place. Cette injonction prend forme à travers la bouche de ses frères et sœurs, des parents, des camarades d’école, des inconnus croisés dans la rue, d’un.e partenaire sexuel.le, des publicités et autres agencements d’images du corps féminin naturalisé.

Il ne s’agit pas de faire l’apologie d’un retour à un corps naturel, mais plutôt d’interroger la construction de tout corps, de sentir son corps comme ce que l’on est dans un changement constant, et non comme un objet que l’on doit maîtriser. L’épilation et le refus de l’épilation matérialisent ce processus de transformation de notre propre corps. Prendre conscience de ce processus donne lieu à des variations de l’expérience que l’on fait de son corps qui sont porteuses de significations. L’expérience sera différente selon que l’on s’épile dans le souvenir honteux de moqueries, ou que l’on s’épile dans l’intention de séduire ; les modalités d’expérience se nuancent encore lorsque l’on découvre la séduction poilue, où le trouble naît d’une subversion du genre. D’autres expériences de son propre corps à partir du poil sont à inventer. Rendre véritablement possible l’expérimentation sur nos poils, c’est ouvrir l’horizon de nos identités genrées en les déliant de l’imaginaire limité produit par les normes habituelles de beauté.

Alice Gaulier 50-50 Magazine

1 Melisa Trujillo est doctorante en sociologie à l’Université de Cambridge, elle étudie la relation entre les jeunes femmes qui s’identifient comme féministes et les pratiques de l’épilation.

Article déjà publié le 3 janvier 2019

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