Articles récents \ France \ Société Cinéma et psychanalyse : Dénoncer sans porter plainte

L’enfant abusé.e par l’adulte, c’est celle/celui qui endosse le poids de l’acte séducteur de l’abuseur. Elle/il se sent coupable de la transgression, dont elle/il est l’objet. Par sa dénonciation, l’actrice Adèle Haenel entend user de sa notoriété pour faire entendre une parole, qui vaille pour tout.es les autres dans l’ombre. Elle n’opte pas pour la voie judiciaire pour traiter ce qu’elle a subi entre douze et quinze ans. Porter plainte, ce serait s’inscrire comme victime et s’en remettre au système judiciaire lent et bien souvent inefficace. Le classement sans suite à l’issue d’un dépôt de plainte peut être dévastateur. Dans son témoignage poignant et digne, elle soutient une position affirmative. Elle n’entend pas verser dans la passivité à laquelle contraint, d’une certaine manière, la condition de victime.

S’en prendre au tabou de la virginité enfantine, c’est désormais s’exposer au risque que le tabou du silence soit brisé. Ce que les pédocriminels et autre pervers doivent savoir désormais, c’est que la loi du silence ne tient plus. La digue de l’ambiguïté, de la perplexité dans laquelle étaient plongé.es celles et ceux qui subissaient les assauts de l’adulte ne tient plus. Le cercle intime, familial, professionnel, lorsqu’il ne protège pas, va désormais courir le risque d’être dénoncé, exposé publiquement. Ce que soutient Adèle Haenel, c’est qu’il ne s’agit pas juste de condamner, de désigner le «mal», mais de faire reconnaître que le lieu de la honte doit changer de camp. Ce n’est pas la jeune proie, qui est coupable de se montrer aguicheuse ou séductrice. C’est l’assaillant qui brave un interdit, qui est le porteur et l’auteur source de la honte.

Il n’y a pas de consentement d’un.e enfant

Il s’agit d’être sujet de son histoire et non plus assujetti à l’autre : pouvoir dire «je», pouvoir dire «tu». «Je n’étais pas consentant.e». Parce qu’il n’y a pas de consentement d’un.e enfant, tout au plus peut-on parler de soumission. Lorsque l’agression se passe sans violence apparente, cela souligne juste l’ampleur du mécanisme d’emprise. La personne violée n’est jamais consentante. «Tu as abusé de mon corps», «tu m’as violé.e, tu m’as fait prendre pour de l’amour ce qui n’était que de l’abus», «tu as abusé de moi», «tu as mélangé le langage de la tendresse et celui de la passion» comme le disait si justement le psychanalyste Sandor Ferenczi lorsqu’il parlait de confusion des langues adulte et enfantine. 

Le tour de force d’Adèle Haenel, c’est aussi sa lettre au père, car à la différence de Kafka, qui ne l’a jamais envoyée, l’actrice l’a elle, bien adressée. Et son père a accusé réception et pris parti pour sa fille. Elle souligne le pouvoir de la parole, qui troque le silence pour le dire, qui substitue au bâillonnement la dénonciation. Le temps du pardon n’est pas venu. Et si pardon il devrait y avoir, ce serait à l’initiative de l’agresseur, d’abord de reconnaître les faits et ensuite seulement de demander à sa victime, lui en tant que bourreau, si elle pourrait un jour accepter de le pardonner. Voilà quelle serait l’éventuelle temporalité d’un possible pardon. Point de pardon anticipateur fondé sur l’oubli, l’enterrement de la vérité, la renonciation à remuer le passé. Lorsqu’un traumatisme est enfoui, il continue d’agir. C’est au mieux une bombe à retardement, dont le pouvoir dévastateur agira selon des modalités de transmission transgénérationnelle. A charge pour la descendance d’hériter d’un passé non su et de développer des symptômes incompréhensibles si un dire libérateur ne vient pas briser la chaîne du silence, si la transgression, la traîtrise face à une pseudo loyauté aux agresseurs ne vient pas à s’appliquer.

Comment comprendre cliniquement l’agacement, l’énervement d’une grand-mère face à la curiosité de sa petite-fille, qui l’interroge sur une donnée familiale apparemment anodine ? Comment comprendre cela autrement que dans cette plongée vers un passé supposé révolu, oublié, enterré à laquelle ladite grand-mère ne veut pas se confronter ? Lorsque l’inceste familial a eu lieu entre frères et sœurs, la défaillance parentale à avoir pu protéger ses enfants signe bien souvent une répétition d’un inceste antérieur.

Des êtres sacrifié.es au nom de la création artistique

Le milieu artistique au nom de la création a autorisé des abus de pouvoir, a permis aux créateurs de tenter de traiter leurs problématiques personnelles en prétendant que cela pourrait s’inscrire dans une tentative de guérison ou du côté de la sublimation. Mais c’est inexact. Il ne saurait y avoir d’êtres sacrifié.es au nom de la création artistique. Cela n’est pas, n’est plus acceptable.

Au nom de la liberté et de la libération sexuelles, des pervers ont pu déployer leur ingéniosité à trouver des proies vulnérables. L’idéologie libertaire a permis ces dérives. Il ne s’agit pas de verser dans un moralisme réactionnaire, mais de souligner que la nudité n’est pas anodine, que l’exhibition des corps n’est pas sans conséquences, que la pudeur n’est pas une valeur bourgeoise rétrograde. Françoise Dolto avait ainsi souligné que la pudeur du bébé pouvait être atteinte lors du change en présence d’étranger.es. Point de pudibonderie ou de puritanisme. Mais n’en déplaise à certain.es, le mouvement initié par Meetoo ne va pas juste être un effet de mode. Ce qu’Adèle Haenel a enclenché indique bien le caractère irréversible et désormais incontournable de la question du consentement.

Avec l’enfance, on ne commerce pas sexuellement. Il n’y a pas de consentement à attendre d’un.e enfant ! Cela n’est pas négociable. Actrice, acteur est un métier à risques. Il expose les corps au travers de fictions, mais hors caméra, parfois cela dérape. La sécurité et l’intégrité de chacun.e doivent pouvoir être revendiquées, soutenues par l’entourage. Être témoin et ne pas intervenir, installe dans une position de complice et ce n’est plus acceptable. Tel est l’appel courageux, engagé, d’Adèle Haenel, accompagné par Médiapart. Non, Meetoo n’est pas un épiphénomène un peu fatigant ! C’est une marche irréversible vers le respect de chacun.e. C’est parce que des personnalités s’affichent que cela va diffuser ailleurs, même là où les chefaillons pensaient pouvoir impunément exercer leur pouvoir de soumission et d’écrasement.

Une vidéo préventive en direction des enfants, par son intitulé Mon corps, c’est mon corps» plante bien le décor. Plus que la crainte du méchant pervers, ce qui doit être enseigné, c’est le droit de chacun.e au respect. Cela commence dès l’école maternelle, où il s’agit que celle ou celui qui reçoit un coup, une parole blessante, puisse s’adresser à son agresseur et lui exprimer son désaccord en présence d’un adulte garant, qui soutient chacun.e dans sa dignité et restaure l’humanité des deux protagonistes. La sécurité affective doit faire partie du cadre scolaire. L’autre n’est pas mon ennemi, il ne doit pas devenir mon bourreau et je dois pouvoir faire l’expérience que je peux me défendre, même si l’autre me fait peur par sa taille, sa force, ses cris ou ses attaques. Quel que soit mon statut, j’ai le droit au respect et à la considération. Que je sois homme, femme, pauvre, riche, étranger.ère, malade, handicapé.e, opposant.e, transgresseuse/transgresseur, faible, fort.e, j’ai une place au sein de la collectivité. Mon existence ne peut être mise en doute par le pouvoir asservissant, avilissant d’un autre menaçant, intimidant.

Le tour de force d’Adèle Haenel, c’est de ne pas réclamer justice. Elle ne demande pas, elle affirme. Elle n’intente pas un procès à celui qui a abusé d’elle, elle nomme les actes qu’il a commis. Entrer dans le circuit judiciaire, c’est s’engager dans un processus où le transgresseur va pouvoir se défendre. L’auteur n’est pas la vedette du procès, puisqu’il n’y a pas procès. Il est celui, qui reconnaît ou pas les actes qu’il a commis et demande ou pas à l’autre qu’il a objectalisé.e (il en a fait son objet de jouissance) son éventuel pardon peut-être un jour imaginable. Mais ce temps du pardon ne saurait s’inscrire dans une annulation, un oubli, un déni des actes commis. Le temps premier est celui de la reconnaissance des actes : « je t’ai fait subir ça, je n’aurais pas dû. »

Daniel Charlemaine, 50-50 magazine

print