Articles récents \ Culture \ Livres Zehra Dogan : Nous aurons aussi de beaux jours, écrits de prison

Condamnée à deux ans et dix mois de prison pour propagande terroriste et dessin subversif, de juillet 2017 à février 2019, Zehra Dogan a écrit de sa prison un véritable hommage à l‘art et à la liberté. Son livre « Nous aurons encore de beaux jours » rassemble les lettres écrites à une journaliste installée en France Naz Öke, qui les a traduites.

En Août 2016, l‘armée turque bombarde la ville de Nusaybin. Plus de 100 000 civils ont dû quitter la ville précipitamment. Un char de modèle « Scorpion » est photographié par les services de presse de l‘armée turque lors de la destruction de la ville. Cette photo est sensée célébrer la victoire de l‘armée turque sur la rébellion kurde et montre une ville détruite et fuie par ses habitant.es. Le drapeau turc flotte sur plusieurs bâtiments en ruine, Zehra Dogan qui habite dans cette ville en fait un dessin, mettant en image le nom de ce char: c‘est donc un scorpion géant sur une place de Nusaybin qu‘elle dessine et partage sur les réseaux.

« Les yeux grands ouverts »

Inculpée de propagande terroriste, elle est condamnée à une peine de prison car elle « a dépassé les limites de la critique » d‘après le juge. Zehra Dogan journaliste écrivaine et artiste peintre devient donc la première femme à se faire juger et emprisonner pour un dessin… . Sa principale préoccupation en prison est de se procurer du matériel pour peindre: elle peint sur des pages de journaux, sur des vêtements, des draps, des emballages. Elle garde des résidus alimentaires pour en faire de la couleur, elle peint avec des herbes écrasées, de la fiente d‘oiseau, du sang menstruel. Régulièrement ses couleurs lui sont confisquées, sous prétexte qu‘elles sentent mauvais, ou ne sont pas hygiéniques. Elle s‘en procure de nouvelles, avec l‘aide de ses 30 co-détenues. Elle met ses peintures à sécher sur le haut des armoires, sous les lits, puis les fait sortir de prison par de savants subterfuges. Quand elle manque de pinceaux, des détenues lui donnent des cheveux, des plumes d‘oiseaux ramassées dans la cour, qu‘elle attache pour en faire des pinceaux. Une première série d‘œuvres „Les yeux grands ouverts“ est exposée à plusieurs reprises durant sa détention, dont en France, à Angers et à Douarnenez. Elle reçoit des prix. Plusieurs centaines de dessins et de peintures voient le jour en prison. A sa libération Zehra Dogan est invitée en résidence à Londres. Pour un temps éloignée de son Kurdistan natal, elle ne demande pas l‘asile. Elle veut croire à la fin de la guerre contre les intellectuel.les commencée en 2016 à la suite du putsch militaire simulé.

Liberté d‘expression

En 2012, elle avait fondé « Jinha », une agence de presse féministe, dans laquelle ne travaillaient que des femmes, qui a couvert les événements du Rojava, les enlèvements et les séquestrations de femmes yezidies, leurs libérations. Puis cette agence de presse a été interdite et fermée en 2016 et les journalistes arrêtées, certaines intimidées puis libérées, d‘autres incarcérées plus longtemps.

Ce média s‘est remis de plusieurs interdictions et est réapparu sous différents noms, il est relayé en France et dans d‘autres pays par Kedistan qui rassemble des journalistes kurdes en exil et publie leurs articles dans plusieurs langues.

Ces contacts internationaux ont suscité une intense activité épistolaire de Zehra Dogan en prison. Elle écrivait à Naz, une journaliste installée en France depuis longtemps et qui a maintenu le contact avec plusieurs intellectuel.les incarcéré.es en Turquie. Les lettres échangées entre ces deux femmes portaient sur leur cadre de vie: la prison, la pièce qu‘elle partage avec 30 autres femmes pour Zehra, sa maison et son jardin, peuplé de chats dans la vallée de la Loire pour Naz. Elles y échangent aussi sur la situation politique de la Turquie et la répression subie par le peuple kurde, Naz étant souvent mieux informée, que Zehra qui y est enfermée.

Zehra dépeint avec une précision extraordinaire les conditions d‘émergence de son art. Elle raconte le quotidien des intellectuelles, des artistes en prison, la façon dont chacune des co-détenues s‘intéresse à ses dessins, comment elle enseigne à certaines à peindre et apprend de certaines autres, les discussions philosophiques et politiques qu‘elles ont entre elles et qui ont inspiré ses dessins. Elle raconte comment des éléments biographiques que ces femmes racontaient sont devenus des portraits, comment leurs réflexions sur la vie sont couchées sur le papier sous forme d‘animaux fantastiques ou de formes métaphoriques. Elle raconte surtout l‘extraordinaire solidarité entre détenues, certaines ayant adopté des chats vivant dans le voisinage de la prison, qu‘elles nourrissent des restes alimentaires. Elle les décrit dans leur vie quotidienne, récupérant des contenants échappés de la poubelle pour les couleurs, subissant la promiscuité et le manque d‘espace pour peindre. Elle se réfugie sous un lit, peint parfois à la lumière de la lune le soir après l‘extinction des lumières, sur le rebord de la fenêtre. Elle raconte les tâches de thé et de café qu‘elle a transformées en images, sur des tissus, son bras bousculé lorsqu‘elle peignait, transformant l‘œuvre en cours de création.

De fil en aiguille, Naz est devenue l‘agente de Zehra. De nombreuses œuvres lui étant parvenues en France, Naz les encadre, les expose, les fait connaitre. Dans ses lettres, elle fait le compte rendu de ses diverses activités.N‘étant pas publiées, nous ne les connaissons que par les réponses de Zehra qui se fait du souci pour son amie à distance et lui recommande de ne pas trop se démener.

Autobiographie de la liberté kurde

Tout au long de leur détention, les femmes résistent à la misogynie du système politique turc et revendiquent leur liberté de femmes. Même au sein de l‘administration carcérale elles font bouger les lignes, font des grèves de la faim pour faire avancer leurs revendications, un sit-in en se déshabillant pour protester contre la fouille à nu. Au beau milieu des aléas de la captivité, surgissent des bribes de discussions féministes sur la nécessité de combattre le patriarcat, qu‘elles expriment en kurde : « tuer l‘homme en nous« .

Outre le récit des aléas quotidiens de la détention, une grande partie des lettres est consacrée aux réflexions sur la lutte politique et féministe, alimentée par les reportages qu‘elle avait fait et n‘a pu faire paraître avant son arrestation. Elle a parlé à des femmes yézidies rescapées de l‘enfer de Daesh, à des enfants de villages détruits, à des femmes rescapées des pires tortures. Elle décrit aussi son enfance et sa jeunesse, le sexisme dans lequel elle a grandi, mais aussi la force des femmes qui l‘ont entourée, l‘intelligence de ses parents pour la protéger des abus de pouvoir des garçons et des hommes.

Elle est un exemple d‘une destinée kurde, discriminée par les autorités turques. Enfant, elle est exploitée à la cueillette des noisettes, puis scolarisée dans une classe de 63 élèves, réfugiée, elle connaîtra la vie en camp. Elle se sent solidaire des luttes de toutes les femmes qui lui racontent leurs vies lors de ces interminables conversations en détention, ces vies de lutte, de conscientisation progressive, de déconstruction des déterminismes sociaux, de subversion et de révoltes. 

Les œuvres de Zehra Dogan sont sorties de prison avant elle, lui préparant la surprise d‘une célébrité à l‘étranger: de nombreux prix et la reconnaissance d‘artistes internationaux comme Wei-wei et Bansky. Elle est reconnue à la fois comme artiste et comme journaliste. Elle n‘oublie cependant pas ses co-détenues devenues ses amies, dont les portraits sont un témoignage poignant du massacre continu de l‘élite intellectuelle kurde.

Florence-Lina Humbert 50-50 magazine

Zehra Dogan : Nous aurons aussi de beaux jours, écrits de prison. Traduit du turc par Naz Öke et Daniel Fleury. Ed des femmes – Antoinette Fouque.  2019. 

 

 

 

 

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