Articles récents \ Monde \ Europe Berivan Firat : « Les femmes réfugiées kurdes sont dans une situation extrêmement préoccupante »

La crise sanitaire actuelle ne touche pas les pays et les personnes de la même façon. Dans les camps de réfugié·es kurdes (au Rojava par exemple) la situation est tendue, particulièrement pour les femmes. À la crise, s’ajoutent les bombardements de l’armée turque, ayant ciblé, le 14 juin, trois zones au Sud-Kurdistan (nord de l’Irak), y compris des zones d’habitation civiles et le camp de réfugiés de Makhmou. Berivan Firat, porte-parole du Conseil Démocratique Kurde en France et  du Mouvement des Femmes Kurdes, fait le point sur l’actualité et la situation des femmes kurdes.

Berivan Firat est arrivée en France, vers l’âge de trois ans, avec sa famille fuyant la Turquie. Depuis, elle n’a eu de cesse de s’engager auprès des femmes et des kurdes, devenant ainsi la voix des personnes en exil.

Comment est né votre engagement féministe ?

Mon engagement est né très tôt, vers l’âge de 8 ans. Dans les années 1980, il y avait beaucoup de réfugiées kurdes en France. Enfant, j’ai dû faire l’interprète pour ces femmes qui ne parlaient pas français. Je les accompagnais à leur rendez-vous, chez le gynécologue, dans leur vie quotidienne. J’accompagnais ces personnes condamnées au silence, je ne comprenais pas vraiment ce qu’il se passait, mais je voyais qu’elles étaient contentes de mon aide, donc ça me suffisait. Puis les femmes kurdes en Europe ont créé un mouvement pour la libération des femmes. Finalement mon engagement s’est fait dans ce contexte.

Vous avez été fichée S par l’administration française, pourtant les femmes kurdes combattantes sont devenues les figures de la lutte contre les djihadistes…

Il y a la real politique, les relations avec la Turquie qui font que comme le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) qui lutte pour les droits, la survie des Kurdes, tout.e Kurde qui milite est criminalisé.e. Il faut que cela change. La Turquie ne reconnaît aucun droit aux Kurdes, ce pays empêche la lutte démocratique. La liberté d’expression est bafouée dans ce pays. Nous les Kurdes de la dispora devons parler, agir dans le cadre des droits d’agir et de penser. C’est un devoir éthique et moral. Je ne sais pas sur quelle base j’ai été fichée S, ni si je suis toujours fichée aujourd’hui. Je dénonce simplement la barbarie de la Turquie. Je lutte aussi pour les droits des femmes et contre les violences de façon générale.

Les femmes kurdes s’engagent beaucoup en politique et dans les opérations militaires, quels sont ces engagements et comment l’expliquez-vous ? 

Nous venons d’un territoire patriarcal, où le sexisme sévit à tous les niveaux. À la fin des années 1970, des femmes ont accompagné la création du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Parmi elles il y avait Sakine Cansiz, assassinée à Paris le 9 janvier 2013, et l’une des icônes de l’indépendance et de la lutte armée kurde.

Les femmes kurdes se sont engagées très tôt en politique et dans les opérations militaires, car nous estimons que nous devons prendre part à la lutte armée pour conquérir nos droits et prouver que nous sommes capables de combattre au même niveau que les hommes. Nous devons prouver que nous avons les capacités et la force morale d’acquérir nos droits les armes à la main. Si nous ne nous engageons pas, nous ne pouvons pas changer la mentalité des hommes.

Quelle est la situation pour les femmes réfugiées kurdes ? En temps de crise les femmes réfugiées sont souvent les plus menacées et fragilisées.

Les femmes réfugiées kurdes au Rojava ou à Lavrio (à 60 km d’Athènes) sont dans une situation extrêmement préoccupante aujourd’hui. Elles ont souvent des enfants, et elles se retrouvent sans aide. Le gouvernement grec par exemple a coupé les aides pour Lavrio. Il y a un manque cruel de moyens pour l’accueil et l’hébergement des réfugié·es et déplacé·es de guerre. Les conditions d’hygiène dans les camps sont souvent précaires. Les camps sont fermés pour éviter la propagation du virus, les réfugié·es se retrouvent donc isolé·es, et les femmes sont les premières victimes. Ce sont elles, encore une fois, qui doivent s’occuper des enfants et protéger la famille, seules, sans accompagnement. Nous avons lancé des appels à l’OMS et à l’ONU pour acheminer de l’aide pour lutter efficacement contre l’épidémie au Rojava. 

En France, à notre niveau, en tant que femmes kurdes, nous confectionnons des masques artisanaux et nous donnons des paniers solidaires aux soignant·es.

Que pensez-vous des récents événements concernant les députés du HDP (le principal parti pro-kurde), Leyla Güven et Musa Farisoğulları, et le député du CHP (le Parti républicain du peuple, principal parti d’opposition) Enis Berberoğlu, déchu·es de leur mandat parlementaire et emprisonné·es, ainsi que de la saisie de cinq nouvelles municipalités kurdes pendant la crise, par la Turquie ? 

La répression sans vergogne de la Turquie se poursuit pleinement. Leyla Güven et Musa Farisoğulları ont pourtant acquis l’immunité parlementaire après avoir été élu·es député·es en 2018, mais les poursuites judiciaires à leur encontre n’ont pas été suspendues. Ces condamnations s’inscrivent dans le cadre de la tristement célèbre chasse aux sorcières, connue sous le nom de l’affaire KCK (Union des Communautés du Kurdistan). En 2009, le KCK, très actif durant les élections municipales de 2009, et qui a permis la victoire du BDP – parti pro-kurde – dans le Sud-Est de la Turquie, est devenu la cible de la justice, accusé d’être la branche politique du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). 154 politicien·nes kurdes ont été poursuivis dans le cadre de cette affaire. Cette répression est donc historique.

Le gouvernement turc a également destitué de manière arbitraire les co-maires du HDP dans les provinces kurdes. Depuis les élections locales du 31 mars 2019, le gouvernement a arbitrairement saisi 45 municipalités sur les 65 gérées par le HDP. Au moins 27 maires kurdes élu·es aux élections locales de 2014 sont toujours derrière les barreaux. Ces nouvelles arrestations sont le signe avant-coureur d’une répression accrue de l’État turc alors que le pays s’enfonce dans une crise économique dévastatrice et une instabilité politique dans un contexte de pandémie.

Chloé Cohen, 50-50 magazine

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