Articles récents \ France \ Société Vers des jours heureux ? avec Monique Chemillier-Gendreau

Mettre en œuvre « le monde d’après » demandera la mise en mouvement d’une majorité des citoyen·nes à l’échelle mondiale. Le texte de Monique Chemillier-Gendreau Vers des jours heureux… fait non seulement un constat détaillé de la situation tant nationale qu’internationale mais également des propositions novatrices et ambitieuses. Après avoir été parmi les premières femmes agrégées de droit puis professeure, aujourd’hui émérite, de droit international à Paris 7, l’autrice n’hésite pas à sortir des sentiers battus. Libre de toute sujétion à la carrière et aux pouvoirs, qui pèse souvent sur les jeunes chercheur·es précarisé·es, sa pensée reste en mouvement pour nous inviter à changer nos points de vue sur les institutions (inter)nationales afin de construire des jours heureux sans nous laisser décourager par les mauvais augures. 

Des jours heureux est un texte manifeste pour un renouvellement de la gouvernance mondiale, dont il est de plus en plus urgent de penser les conditions de réalisation. D’une part, pour contrer les replis nationalistes et conservateurs que les crises engendrent ou raffermissent le plus souvent, en proposant un cadre législatif attractif et effectif visant à mettre en œuvre une plus grande justice réellement universelle et non plus la protection des intérêts économiques et géostratégiques des grandes puissances, comme c’est le cas avec l’organisation actuelle des Nations Unies. D’autre part, pour lutter contre la régression de la démocratie et le déchaînement des violences à l’œuvre dans le monde d’aujourd’hui, violences qui ne pourront que redoubler face à la raréfaction des matières premières disponibles, aux bouleversements climatiques et à la destruction ou à la pollution infinies de vastes espaces de peuplement. Ces différents facteurs entraîneront des mouvements migratoires toujours plus importants et démultiplieront les risques de conflits armés, favorisés par le surarmement mondial et l’irresponsabilité patente de nombre d’hommes politiques, élus ou non.

Si à l’issue de la seconde guerre mondiale l’organisation des Nations Unies a pu susciter de nombreux espoirs en faveur de la paix et d’une culture universelle des droits humains, quelle vision en avez-vous aujourd’hui ?

Ce que je soutiens, c’est qu’il y a une véritable imposture dans la présentation même du droit et des relations internationales. En effet, les États, à peu d’exceptions près, ont adhéré à la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Quand elle a été adoptée en 1948, c’était un texte non contraignant, puisqu’il s’agissait d’une simple déclaration votée par l’Assemblée générale des Nations Unies.

Ensuite, les Nations Unies, soucieuse d’arriver à quelque chose qui soit obligatoire pour les États, ont mis en œuvre un processus qui a abouti à la rédaction de deux Pactes internationaux remarquables et très détaillés : Le Pacte sur les droits civils et politiques et le Pacte sur les droits économiques, sociaux et culturels. Étant des traités, ils sont devenus obligatoires pour tous les États y ayant adhéré. Lorsque j’étais en activité, je conseillais à mes étudiants de lire ces textes pour le plaisir car ils permettent d’imaginer la société idéale. Mais l’imposture réside dans le fait que les États qui ont, en théorie, l’obligation de respecter leurs engagements, ne sont soumis à aucune contrainte de le faire. Les pactes sont obligatoires mais ils ne contiennent aucune clause les rendant obligatoires devant des juridictions.

Et puisque nous parlons ici plus spécialement des droits des femmes, ces droits sont garantis par ces Pactes. L’article trois du Pacte sur les droits civils et politiques dispose : « Les États parties au présent Pacte s’engagent à assurer le droit égal des hommes et des femmes de jouir de tous les droits civils et politiques énoncés dans le présent pacte. » Tous les droits civils et politiques, cela veut dire non seulement le droit de vote, mais toutes les libertés, le droit de manifestation, le droit d’accès aux fonctions politiques etc. Les États parties s’engagent à assurer ce droit égal mais aucun d’entre eux n’a jamais considéré qu’il était contraint en vertu de son adhésion à ce Pacte à mettre en œuvre ces droits pour les femmes à égalité avec les hommes Là où il y a eu des avancées, cela a été grâce aux luttes des femmes et non par l’effet de ces engagements. De même l’article trois du Pacte sur les droits économiques sociaux et culturels dispose « Les États parties au présent Pacte s’engagent à assurer le droit égal entre l’homme et la femme au bénéfice de tous les droits économiques sociaux et culturels qui sont énumérés dans le présent pacte. » Nous devons inviter les femmes à s’emparer de ces textes qui sont incroyablement porteurs de progrès dans la mesure où presque tous les pays ont signé ces Pactes et qu’ils garantissent la satisfaction de ce que sont aujourd’hui les revendications des femmes.

Je crois en effet, que l’égalité femmes/hommes est intimement liée au combat plus général des luttes pour les droits humains et contre toutes les inégalités, que c’est avant tout un combat pour la justice dont les hommes ne peuvent nulle part et sous aucun prétexte exclure les femmes. C’est pourquoi nous devons nous battre pour que les principes affirmés dans ces Pactes internationaux deviennent des principes effectifs et non pas des principes purement théoriques et abstraits. Pour cela il faudrait créer une Cour constitutionnelle internationale correspondant au projet lancé il y a quelques années par des juristes tunisiens. Il s’agirait d’un organisme qui aurait à contrôler la conformité des constitutions des États, de leurs textes administratifs et réglementaires et même de leurs pratiques administratives, avec leurs engagements internationaux. Ce serait une avancée extraordinaire parce qu’un État qui violerait les droits des femmes d’une manière ou d’une autre, comme tout autre disposition relative aux droits et libertés, pourrait être justiciable devant cette Cour et serait sanctionné, un peu comme les États le sont devant la Cour européenne des droits de l’Homme. Il aurait à réparer ce manquement et éventuellement à verser des dommages et intérêts. Cette idée suppose que l’on accepte de repenser la notion de souveraineté des États qui s’oppose aujourd’hui à toute coopération internationale ambitieuse pour affronter les problèmes mondiaux majeurs dans le respect absolu des droits humains universaux.

Tout en faisant des propositions pour leur amélioration, vous penchez de plus en plus pour la création d’un nouvel organisme plutôt que la refonte des Nations Unies. Qu’est-ce qui vous y encourage ?

Peu de gens le savent, mais les articles 108 et 109 de la Charte des Nations Unies sont rédigés de telle manière qu’aucun amendement à la Charte ne peut être adopté sans l’accord des cinq membres permanents, de même a fortiori pour tout projet de révision complète du système. Pourtant la Charte est devenue obsolète. Elle a été créée après la Seconde Guerre mondiale dont les vainqueurs se sont octroyé le privilège de membres permanents. Il y avait des choses importantes dans la Charte, en particulier le mécanisme de la sécurité collective qu’il faudrait sauver. Toutefois, il n’y a plus de raison qu’il soit contrôlé et éventuellement paralysé par les cinq membres permanents.

Nous avons besoin d’un Conseil de sécurité où toutes les voix seraient égales. Malheureusement, aucune réforme dans ce sens ne se fera, car les membres permanents n’accepteront jamais une démocratisation du système. N’est-il pas paradoxal que l’on évoque la démocratie partout dans les médias, dans les textes, dans les livres etc., alors que les Nations Unies fonctionnent sur un système aristocratique ? Une aristocratie c’est un groupe dominant qui n’a à rendre de compte à personne, dont les mandats ne sont jamais remis en cause parce qu’elle considère que son pouvoir est naturel. C’est le système nobiliaire de l’ancien régime. C’est bien ce que nous avons avec les vainqueurs de la seconde guerre mondiale qui voudraient que le reste du monde persiste à considérer leur pouvoir comme naturel. Comme toute aristocratie ils ne se saborderont pas d’eux-mêmes. Il faudrait une Nuit du 4 août…. La mondialisation devrait nous permettre de tourner cette page d’histoire et de sortir de ce système complètement anachronique, en actant le décès des Nations Unies si nécessaire.

Cette aristocratie, qui n’est pas sans nous rappeler le fonctionnement du patriarcat, un groupe dominant qui refuse d’avoir à rendre des comptes aux femmes et qui conserve son pouvoir par la force ou la coercition, s’oppose donc à une construction active de la paix mondiale tout en portant en germe un déchaînement potentiel de la violence ?

Au moment où l’ONU a été créée, on espérait, après l’expérience tragique des deux guerres mondiales, que la paix pourrait être assurée? en conservant simplement la possibilité de la légitime défense et en développant des opérations de sécurité collective. C’est à cette fin semble-t-il que l’article 26 de la Charte a été rédigé. 
Incroyable et magnifique cet article 26 dit que le conseil de sécurité réglementera les armements de manière à n’utiliser pour cela que le minimum des ressources économiques et humaines du monde ! Malheureusement le conseil de sécurité n’a jamais mis cela à son ordre du jour, et pour cause, les cinq membres permanents se sont lancés dans la course aux armements dès le début de la guerre froide et ils restent aujourd’hui, les principaux fabricants et marchands d’armes dans le monde, concurrencés par de nouveaux entrants sur le marché comme l’Inde ou le Brésil.

D’une manière générale, les budgets militaires sont partout en perpétuelle augmentation, en particulier en ce qui concerne la course aux armes nucléaires. Ce sont d’énormes budgets qui sont soustraits à ceux de l’éducation, de la santé, de la justice et du développement. En France par exemple, la Loi de Programmation Militaire a alloué 37 milliards d’euros à la modernisation de l’armement nucléaire pour les années 2019 à 2025. Par ailleurs, l’opération Barkhane se poursuit à grands frais au Sahel, et dans la plus grande opacité financière, afin de préserver l’accès d’Areva à l’uranium de cette zone. Pourtant depuis 1992, la France est partie du Traité de Non-Prolifération nucléaire. Elle donnerait un signal fort en faveur du désarmement nucléaire en signant puis ratifiant le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires. Parallèlement il faudrait absolument mutualiser, sur le plan international, les dépenses de reconversion des industries de l’armement qui emploient des centaines de milliers de personnes. Les professions militaires ayant été interdites aux femmes pendant très longtemps, les décisions relatives au complexe militaro-industriel sont aux mains des hommes, et la poursuite de ses intérêts fait obstacle à la construction d’un monde juste et bon. Cette question des armements est décisive car le monde est dans une phase potentiellement très dangereuse, le niveau d’armement est extrêmement élevé et donc le risque d’un embrasement est réel. Je suis extrêmement pessimiste et inquiète à ce sujet. Si les femmes veulent marquer de leur empreinte le monde de demain, elles seraient bien avisées de s’emparer massivement de cette question, car non seulement elle échappe bien souvent au débat démocratique mais elle reste pour le moment, un point aveugle des combats féministes.

Propos recueillis par Marie-Hélène Le Ny 50-50 magazine

Vers des jours heureux …

print