Articles récents \ Matrimoine “Femmes de réconfort” : les fantômes de l’Asie

Après la défaite du Japon en 1945, la mise au jour des atrocités commises dans les pays occupés s’est révélée lente et complexe. Parmi les victimes, les “femmes de réconfort”, prostituées engagée par l’armée japonaise afin d’assurer la vigueur des soldats sur le front. Passées sous silence par les Alliés et le Japon lui-même pendant des décennies, les violences qu’elles ont subies n’ont toujours pas été officiellement reconnues, tandis que le nombre de survivantes diminue peu à peu. Retour sur un fait d’histoire méconnu qui illustre une fois de plus la négligence des Etats envers le sort des femmes.

Durant la période d’expansion de l’empire japonais entre 1939 et 1945, un système de prostitution de grande envergure a été mis en place par l’armée. Des femmes dites de « réconfort” ont été enrôlées de force dans plusieurs pays d’Asie.

Elles étaient membres à part entière du corps militaire, officiellement désignées comme “volontaires”, sujettes à une multitude de mythes concernant leur sexualité. Elles étaient censées donner vitalité aux soldats sur le champ de bataille, ou encore leur accorder une protection divine après l’acte sexuel. Les femmes vierges étaient privilégiées, ayant pour conséquences l’enlèvement systématique de très jeunes filles, voire d’enfants, dans les colonies de l’empire. Ces prostituées militaires étaient sous étroite surveillance dans des camps dédiés à leur exploitation, estimés au nombre de 400 par les historien·nes. Les « centres de réconfort » fonctionnaient sous un principe de productivité inhumain, avec des examens médicaux systématiques et des conditions de « travail » plus qu’éprouvantes.

Du silence à la découverte des atrocités

Le récit des victimes du système de prostitution militaire japonais pendant la Seconde Guerre Mondiale reste encore aujourd’hui sujet à confusion et controverse. En effet, il faudra attendre des décennies avant que les historien·nes ne s’intéressent à leur sort, d’autant plus que les archives des pays concernés restent incomplètes. On constate qu’une majorité des travaux modernes sur les « femmes de réconfort” ont été rédigés par des femmes.

C’est grâce aux témoignages des premières concernées que les archives ont pu être étoffées et interprétées de manière objective. En Corée du Sud, le travail de l’historienne Chunghee Sarah Soh permet de mettre en lumière la honte et le silence entourant les femmes revenues des camps, tandis que le statut de victime leur est refusé puisqu’elles n’ont officiellement jamais existé. C’est par ailleurs une ancienne « femme de réconfort” coréenne, Kim Hak-Soon, qui deviendra une des figures de proue de la libération de la parole des victimes et de leur reconnaissance politique par le Japon dans les années 1990.

Les « femmes de réconfort” comptaient dans leurs rangs des Japonaises, qui ont elles aussi rencontrées le silence et l’isolement après la guerre. Des intellectuel·les japonais·es ont aussi tenté d’analyser les faits, avec le risque de tomber dans le drame et l’esthétisation du malheur en les présentant comme consentantes. Cependant, certains travaux permettent de comprendre la place des victimes dans la propagande nationaliste de l’époque, et comment les femmes ont intériorisé leur exploitation comme un “mal nécessaire” à la survie de la patrie. On constate que cette rhétorique du sacrifice est restée ancrée dans l’histoire des victimes, qui peinent à faire valoir le caractère violent et forcé des « centres de réconfort ».

Un refus politique de reconnaître le système de « réconfort »

L’histoire et la mémoire des “femmes de réconfort” sont des enjeux politiques à part entière. Le gouvernement japonais n’a, à ce jour, toujours pas reconnu officiellement les faits dans toute leur mesure, bien que ses voisins tels que la Corée du Sud aient plusieurs fois manifesté leur besoin de faire la lumière sur les exactions commises. Des excuses initialement présentées sous forme de vagues allusions ont ensuite été annulées par l’actuel chef du gouvernement Shinzô Abe.

La seule forme de justice accordée aux victimes s’est résumée à une compensation financière, notamment via le “Fonds National pour les Femmes Asiatiques” mis en place en 1995. Cependant, cette proposition fut rejetée par la majorité des victimes, celles-ci réclamant une reconnaissance complète de la culpabilité de l’empire japonais dans la traite des prostituées militaires.

Pour pallier à ce manque de reconnaissance, les associations de victimes, notamment sud-coréennes, ont lancé un mouvement d’une ampleur telle qu’en 2000, un tribunal d’opinion sur l’affaire des « femmes de réconfort” fut organisé à Tokyo. Ce type d’instance, bien que n’ayant pas la capacité de statuer officiellement sur l’aspect légal de l’affaire, permet de réunir des juges, avocat·es, représentant·es d’associations et victimes afin de faire entendre les voix de ces dernières et provoquer une forte médiatisation. Ainsi, des participant·es venu·es de toute l’Asie (Corée du Sud, Japon, Chine, Timor, Philippines…) ont témoigné à la barre. Le verdict final fut sans appel : le gouvernement japonais doit être tenu responsable d’un système de prostitution militaire à grande échelle, sciemment oublié par commodité et intérêts politiques.

Un combat encore d’actualité

Loin de faire l’unanimité, ces revendications  ont provoqué une vague anti-féministe et révisionniste dans l’ensemble des pays concernés. En 1996, peu avant le tribunal d’opinion de Tokyo, le ministre de la Justice japonais de l’époque, Okuno Seisuke, déclarait que les victimes avaient participé au système de traite de leur plein gré pour de l’argent. A la même période, les manuels scolaires japonais ont vu leur programme réévalué, avec la suppression du terme « femme de réconfort » et une réécriture globale des faits en faveur du « roman national ». En Corée du Sud, le gouvernement a pendant longtemps évité le conflit autour de la question, optant finalement pour un accord financier avec le Japon, jugé insuffisant pour les survivantes.

La mention « femmes de réconfort » se raréfie sous la pression de gouvernements désireux d’oublier et de tourner la page, tandis que le nombre de victimes encore en vie diminue chaque année ; on en comptait seulement 46 en 2017 selon l’historienne Camille Montavon.

Perrine Arbitre 50-50 Magazine

Photo de Une : Paula Allen, Amnesty International « 70 years on, the « comfort women » speaking out so the truth won’t die », 2015.

print