Articles récents \ France \ Société #LibertéPourAdriana : une critique féministe du droit sur la légitime défense

Adriana Sampaïo, condamnée à 7 ans de prison pour le meurtre de son conjoint violent, a été acquittée le 5 novembre, mais le combat n’est pas fini. Le droit à la légitime défense repose sur des stéréotypes de genre qui jouent en la défaveur des femmes. Pour qu’Adriana Sampaïo soit la dernière à faire face à cette injustice, une réforme de la police et de la justice est plus que nécessaire.

Adriana Sampaïo est une femme brésilienne sans papiers. En novembre 2015, elle tente de protéger sa fille aînée de son conjoint violent qui était en train de l’agresser et menaçait de la violer. Après avoir essayé de s’interposer deux fois, elle est projetée contre le plan de travail de la cuisine où elle attrape un couteau. Elle le poignarde à deux reprises pour qu’il lâche sa fille, puis s’échappe avec sa fille aînée et sa benjamine. Son conjoint tente de les suivre avant de s’effondrer.

En 2019, la justice reconnait que c’est un cas de légitime défense. Pourtant, Adriana Sampaïo est condamnée à une peine de 7 ans de prison pour « violences volontaires ayant entrainé la mort sans intention de la donner ». Un jugement qui a suscité une forte mobilisation féministe, notamment de Osez le Féminisme !, de #NousToutes et de Les effronté·es. Le jugement en appel s’est tenu du 3 au 5 novembre 2020 et a permis l’acquittement d’Adriana Sampaïo.

Cependant, le combat n’est pas fini. Ce que cette affaire, comme celle de Jacqueline Sauvage, dit de notre système judiciaire est inquiétant. Dans leur analyse de l’affaire Jacqueline Sauvage, les juristes Kate Fitz-Gibbon et Marion Vannier (1) expliquent que, lorsque des femmes tuent leur conjoint violent, la légitime défense n’est presque jamais reconnue. Leur thèse : le droit à la légitime défense repose sur des stéréotypes genrés qui jouent en la défaveur des femmes.

Le droit applicable

Le premier paragraphe de l’article 122-5 du Code Pénal dispose que : « n’est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d’elle-même ou d’autrui, sauf s’il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l’atteinte. »

En résumé, il est possible d’utiliser la violence pour répondre à une attaque immédiate contre soi-même ou une autre personne, si cette violence est :

  • simultanée,
  • nécessaire,
  • proportionnée à l’attaque.

Dans la majorité des cas de femmes qui tuent leur conjoint violent, ce sont la simultanéité et la proportion qui sont contestées. Par exemple, Jacqueline Sauvage a déclaré qu’elle avait peur pour sa vie après que son mari l’ait menacée de mort, le matin du meurtre. Cependant, si Jacqueline Sauvage a été graciée, la légitime défense n’a pas été reconnue puisque son conjoint n’était pas en train de l’attaquer au moment des faits.

En ce qui concerne Adriana Sampaïo, l’avocat général a demandé que la légitime défense soit rejetée au prétexte qu’il n’y avait pas de « péril imminent de mort » et qu’il y avait donc « disproportion » entre l’agression et la réaction.

Les critiques féministes

Il est donc courant que les femmes qui tuent leur conjoint violent ne puissent pas bénéficier de la légitime défense. Les juristes féministes en ont donné la raison : c’est l’homme hétérosexuel blanc qui est pensé comme la norme du système juridique.

Par exemple, intéressons-nous à la décision du 16 octobre 1979 rendue par la Cour de Cassation (2). Selon, les juristes Kate Fitz-Gibbon et Marion Vannier, cette décision précise que « le droit de la légitime défense encadre le cas paradigmatique d’une altercation unique entre deux hommes de taille et de force égales où l’un, agissant en légitime défense, blesse ou tue son agresseur ».

Dans cette décision, subsiste un angle mort : les expériences qu’ont les femmes de la violence. Par exemple, en cas de violences conjugales, l’idée d’une « altercation unique » ne peut pas s’appliquer. Les violences s’étalent le plus souvent sur des mois, voire des années. L’idée de « deux hommes de taille et de force égales » ne correspond pas non plus à la nature genrée de les violences conjugales. Les violences sont répétitives, sur le long terme, et prennent des formes multiples (physiques, sexuelles, économiques, psychologiques, verbales), ce qui crée une inégalité de pouvoir et de force entre la victime et son agresseur.

La tribune d’Osez le Féminisme ! pour Médiapart illustre bien cette inégalité genrée qui est au cœur de la légitime défense : « deux jours après le procès d’Adriana Sampaïo, la même présidente et la même Cour d’assises ont eu à traiter de faits similaires, à savoir une affaire de « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner », à la différence que l’homme accusé, qui avait frappé à mort un inconnu dans un bar, s’est vu écoper d’une peine autrement plus légère : deux ans de prison avec sursis. Pourtant, l’inconnu ne l’avait pas agressé physiquement, mais seulement insulté… ».

Il est révoltant de voir que des années de violences, d’agressions à répétition, de viols et de menaces de viol ne suffisent pas à caractériser un « péril imminent de mort » pour une femme, alors que des insultes suffisent pour un homme. Une femme doit-elle attendre de mourir sous les coups de son conjoint pour que justice lui soit rendue ?

« Pourquoi n’êtes-vous pas simplement partie ? »

Que ce soit dans le cas de Jacqueline Sauvage ou d’Adriana Sampaïo, la question au tribunal était : « pourquoi n’êtes-vous pas simplement partie ? ». Tout d’abord, les victimes de violences conjugales ne sont pas responsables des violences qu’elles subissent. Ce n’est pas « simple » de partir. Les années d’abus et de violences mettent la victime dans un état psychologique altéré. Parfois, les victimes ont aussi été isolées de leurs proches par le conjoint violent et sont sans ressources. Enfin, la situation se complique quand la victime a des enfants.

Cette question est d’autant plus stupide quand on sait que 43% des féminicides sont liés à la séparation ou à l’annonce de séparation (3). Malheureusement, dans ces cas, les femmes n’ont pas pu compter sur la police pour les protéger puisque les chiffres montrent que dans 2/3 des cas de féminicides, la victime avait subi des violences conjugales dans les mois/années précédant le meurtre et, pire, que 65% de ces violences avaient été déclarées à la police (4). Ces violences restent extrêmement négligées par la police et la justice qui estiment que ces violences sont le signe de l’amour porté par le conjoint violent à sa victime.

Adriana Sampaïo a essayé de demander l’aide de son médecin traitant et de l’assistante sociale, ce qui était déjà difficile vu qu’elle ne parlait pas français. Mais, selon Osez le féminisme ! dans sa tribune pour Médiapart : « L’assistante sociale lui a dit : “je ne peux rien faire pour vous.” ».

Aurait-elle pu se tourner vers la police ? Difficilement, étant donné qu’il arrive que les femmes sans papiers qui se présentent au commissariat pour dénoncer des violences conjugales soient arrêtées elles-mêmes (5).

En résumé, d’une part, les femmes victimes de violences conjugales ne peuvent pas partir sous peine de déclencher la fureur de leur conjoint violent et, d’autre part, la police, la justice et les services sociaux ne prennent pas leurs appels à l’aide au sérieux. Quel choix leur reste-t-il ?

Qu’en est-il du Battered Wife Syndrome (BWS) ou « syndrome de la femme battue » ?

Ce concept existe dans les systèmes juridiques de certains pays, par exemple au Canada. Il permet de plaider l’accumulation de violences, à la place d’une réaction immédiate à une « altercation unique ». Pour cette raison, ce concept est souvent présenté comme la solution face aux inégalités de genre qui sont au cœur du droit à la légitime défense.

Ce concept a, cependant, été critiqué par les juristes féministes. En effet, plaider le BWS est considéré comme une forme de re-victimisation. Les femmes doivent convaincre le juge qu’elles correspondent au stéréotype de « la femme victime de violences », c’est-à-dire faible, passive et peureuse, pour bénéficier du droit à la légitime défense. C’est problématique.

Par exemple, les juristes Kate Fitz-Gibbon et Marion Vannier montrent que l’inadéquation du profil de Jacqueline Sauvage à ces stéréotypes de genre a joué en sa défaveur. Pendant son procès, elle a été présentée « comme une chasseuse expérimentée, une employée déterminée et pire encore, une mauvaise mère », sous-entendu qu’elle n’a pas protégé ses enfants des abus de son conjoint violent.

Adriana Sampaïo a été présentée comme une femme facile, vénale, une manipulatrice, une menteuse et, selon Osez le féminisme ! : « l’avocat général n’a pas cessé de chercher à la discréditer, à l’humilier, et lui a prêté des intentions autres que d’avoir voulu protéger son enfant (rancœur vis-à-vis d’un homme qui ne l’aimait plus…) ».

Quand les femmes transgressent ces stéréotypes de genre, elles le payent cher. Tout prétexte est bon pour les désigner comme des coupables.

Adriana Sampaïo est libre, mais le combat continue.

Maud Charpentier 50 – 50 Magazine

1. Les juristes américaines Kate Fitz-Gibbon et Marion Vannier ont analysé l’affaire Sauvage montrant la prolifération des stéréotypes sexistes dans le droit pénal français sur la légitime défense, et la nécessité d’une réforme.

2. La Cour de Cassation est la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire français. Elle est chargée d’uniformiser les décisions des tribunaux inférieurs.

2. Selon le rapport de la Mission sur les homicides conjugaux de l’Inspection générale de la justice, publié en octobre 2019, page 16.

3. Idem, page 4.

4. Selon le rapport du Groupe d’experts sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (GREVIO) du Conseil de l’Europe, page 77.

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