Articles récents \ DÉBATS \ Contributions « Pour un féminisme universel », rencontre avec Martine Storti

Je plaide la cause d’un féminisme universel car il permet d’ouvrir les yeux sur les combats des femmes partout dans le monde ! ” Assise devant la fenêtre de son quatrième étage qui surplombe les arbres de la rue, Martine Storti, cheveux blancs coupés courts et pantalon en jean, défend, comme elle l’a toujours fait, ses idées avec fougue. L’ancienne journaliste de Libération, féministe de la première heure, devenue plus tard inspectrice générale de l’Education Nationale, publie aujourd’hui un livre nécessaire. Il défend un féminisme universel, adjectif qu’elle préfère à celui d’universaliste, tant il est, selon elle « instrumentalisé par des courants politiques qui n’ont jamais été du côté de l’émancipation des femmes » et conforte ainsi des attaques menées par différents courants de la fameuse “troisième vague” du féminisme, celle des débuts du XXIe siècle.

Une troisième vague qui, après celle qui réclamait le droit de vote, puis celle des années 70 issue de mai 68, semble remettre beaucoup de choses en question. Si on a entendu parler des Femen, des activistes de La Barbe ou du mouvement Me Too, peu comprennent encore le terme qui, venu de l’université, circule aujourd’hui dans la plupart des groupes militants : l’intersectionnalité. Ce terme issu de la recherche Outre-Atlantique met en avant la prise en compte des différentes identités et discriminations dans lesquelles chacune se construit. L’intersectionnalité comme volonté de rendre visibles et d’embrasser les multiples modalités de l’oppression et des discriminations est une démarche fructueuse, selon Martine Storti. Elle ajoute, en le regrettant, qu’elle conduit aussi à une hiérarchie des luttes, celle de l’antiracisme prenant le pas sur l’émancipation des femmes et à une stigmatisation d’un soit disant « féminisme blanc ». ! « Aujourd’hui », ajoute-t-elle, « les affrontements identitaires se jouent de tous côtés, et me donnent l’impression d’une impasse… D’où l’urgence d’essayer de tracer une troisième voie, sans outrance, loin de l’affrontement manichéen entre féministes que prisent tant les media. Car il ne faut pas l’oublier, il y a toujours eu des désaccords entre féministes ! Ce dont je souffre en ce moment, c’est la généralisation facile, le choix aveugle d’un bouc émissaire qui évite de réfléchir : le simplisme a toujours séduit tandis que la complexité fait peur. »

Alors complexe, l’universel que le livre veut défendre ? Pas pour l’autrice : dire comme le font des jeunes ou moins jeunes féministes que le « féminisme blanc » ou « universaliste » n’aurait pas assez défendu les femmes issues de l’immigration ou de classes sociales défavorisées. Elle explique : “ c’est combiner l’ignorance du passé et le simplisme du discours. Un féminisme universel n’est pas un chemin tracé d’avance, il ne dit pas ce qu’il faut faire ou comment s’y prendre. Il se construit sans cesse, s’enrichit à la fois des luttes antérieures et des luttes des autres, ailleurs dans le monde. Même si nos luttes sont différentes selon les pays, l’objectif est le même : l’égalité et la liberté. Lorsque nous soutenions les femmes chiliennes sous Pinochet ou les Iraniennes sous Khomeini, les Libanaises pendant la guerre ou les Saharaouies dans leurs camps, nous étions en fait “ intersectionnelles ” avant l’heure puisque nous ne hiérarchisions pas les discriminations, nous les ajoutions au contraire, comme le faisait la sénégalaise Awa Thiam en nous parlant des femmes africaines et d’un universel système patriarcal ”.

Martine Storti n’est pas ignorante de l’histoire. Elle sait qu’en temps de crise les boucs émissaires sont tentants. Si elle a vu, dans les années 80, monter les idées d’extrême droite après l’arrivée de la gauche au pouvoir, elle estime que l’importance donnée actuellement à l’identité y renvoie. La colère, et parfois le désespoir, admet-t-elle, qui l’envahit est provoquée par les manipulations qu’elle observe partout. Même si le concept de la lutte conjointe contre les racismes et le sexisme est juste, même s’il est utile d’embrasser ensemble toutes les formes d’oppressions, elle souligne combien il faut éviter d’en faire un must, une pensée unique, “ qui se construit à coups d’omissions volontaires, d’amalgames et d’affirmations sans preuves ”.

 » Si l’identité fige, l’universel chemine « 

C’est ce combat pour une réhabilitation des décennies précédentes qui fait la force du livre. Auquel s’ajoute une déconstruction des discours actuels. Par le ton modéré qu’elle emploie, par son raisonnement structuré, Martine Storti veut apporter des arguments pour remettre les idées en place. Alors bien sûr, elle analyse et attaque les positions d’une Françoise Vergès ou des Indigènes de la république, sans oublier le radicalisme assumé des “ féministes pour les 99% ” (1), car il faut bien démontrer les arguments de ses adversaires pour les combattre, et l’ancienne militante d’extrême- gauche ne l’a pas oublié. De même, elle lutte avec énergie contre le langage qui qualifie le féminisme à la fois de “bourgeois”, “libéral”, “occidental”, “hégémonique”, “impérialiste”, et relègue aux oubliettes les féministes qui ont adopté ce fameux universalisme des droits humains un peu partout sur la planète. Mais c’est bien à cette remise en cause fondamentalement agressive d’un “ féminisme de femmes blanches et bourgeoises ” qu’elle s’oppose fermement. Grâce à l’histoire, on l’a vu, mais grâce aussi à la conviction profonde des dangers qui guettent. Que ce soit par la récupération par les tenants de l’identité française pour qui l’affichage de la défense de l’égalité et de la liberté des femmes a rempli son rôle séparateur entre “ eux ” et “ nous ”, servant d’alibi au mépris, au racisme, ou par les incompréhensions et les divisions qui polluent la société actuelle.

Alors, face à cette situation qui ,pour beaucoup, semble bloquée, Martine Storti s’interroge : “ Est-il possible de penser autrement? (…) De sortir du confort des dogmatismes ? ” Il lui paraît urgent “ d’emprunter un autre chemin ” que celui de ces oppositions stériles et de revenir à quelques fondamentaux, dont celui de “ la lutte des femmes pour leur émancipation qui est une lutte spécifique, réductible à aucune autre. Elle n’empêche pas, bien au contraire, de participer à d’autres combats, de décider que l’intersectionnalité, au lieu de diviser la lutte en spécificités, est faite pour provoquer des croisements. De décider aussi d’appeler universelles ces convictions, puisqu’elles peuvent se retrouver en un fond commun par toutes les habitantes de la planète, quel que soit leur vécu individuel. Que par-delà les situations singulières, l’universel guette et se fait entendre.

Décider aussi de l’importance de la solidarité, de la “ sororité ”, comme l’emploient certaines, ce beau mot inspiré de celui de fraternité. “  En incluant les différences” , souligne Martine Storti, “ on devient encore plus universel. Si l’identité fige, l’universel chemine ”. Par ces formules frappantes, par la grâce et la force de son écriture, l’ancienne journaliste nous emmène ainsi vers un futur que le succès du mouvement “Me Too” a pu faire entrevoir : un monde commun où les raisons de coopérer sont plus nombreuses que celles de s’opposer. Où l’on peut défendre une autre femme que l’on ne connaît pas, dont on ne vit pas les souffrances, simplement au nom de la conviction que nous sommes sœurs et subissons une commune oppression, du seul fait d’être nées filles.

En me raccompagnant, Martine Storti soupire : “ nous croyions être débarrassées de ces idées qui secondarisent le féminisme en mettant en avant d’autres luttes, des classes ou anticoloniales… de ces discours que l’on connaît par cœur. Il fallait donc réaffirmer le besoin d’être ensemble, de ne surtout pas mettre de hiérarchie entre les luttes ! ” En m’offrant un livre de sa bibliothèque, elle sourit et veut croire que, comme “Me Too” l’a bien montré : “ l’audace et le courage d’une parole entraînent d’autres paroles et cette circulation de l’une à l’autre est bien plus décisive que tel ou tel repli identitaire !

Un optimisme dont le féminisme, comme il l’a toujours fait, saura, on l’espère, se nourrir.

Moïra Sauvage militante féministe, autrice

(1) Féminisme pour les 99% Un manifeste Cinzia Arruzza,Tithi Bhattacharya et Nancy Fraser

Martine Storti : Pour un féminisme universel, Ed du Seuil,  2020

print