Articles récents \ Monde \ Amérique du Nord Mélissa Blais : « le discours de la crise de la masculinité est dangereux, il laisse penser que l’égalité est atteinte »

Mélissa Blais est sociologue professeure au département des sciences sociales de l’Université du Québec en Outaouais et membre du Réseau québécois en études féministes (RéQEF). Elle est aussi l’autrice de J’haïs les féministes ! Le 6 Décembre 1989 et ses suites. Elle aborde la crise de la masculinité, un discours influent qui véhicule l’idée que les hommes souffrent à cause des femmes et en particulier des féministes.

Face à l’émancipation des femmes, les hommes seraient en crise, plusieurs « symptômes » seraient visibles dans la société, comme l’échec scolaire des garçons, l’incapacité des hommes à draguer… En quoi la diffusion de ce discours, est-il dangereux ?

Le premier problème avec le discours de la masculinité, c’est qu’il permet à des hommes et des groupes antiféministes de s’accaparer des ressources. Ce que j’ai pu observer dans mes travaux, c’est que certains financements qui autrefois étaient alloués à des organisations de femmes, féministes sont maintenant accordées partiellement ou totalement à des organisations d’aide aux hommes. On ne peut pas dire que toutes ces organisations sont néfastes pour les féministes, mais certaines utilisent le discours de la crise de la masculinité pour mieux discréditer les analyses féministes des violences faites aux femmes en prétendant, notamment, qu’elles exagèrent l’ampleur du phénomène. Pour les féministes, c’est donc une lutte de tous les jours de devoir se défendre et exiger des financements pour continuer le travail qu’elles font de soutien aux victimes. Ensuite, le discours de la crise de la masculinité est dangereux car il laisse penser que l’égalité est atteinte. Lorsqu’on prétend qu’il y a une crise, non seulement on s’attend à obtenir des ressources pour la contrer, mais on sous-entend aussi qu’il y a une inversion des rôles, que les femmes ont pris trop de place, que la société est trop féminisée; le tout au détriment des hommes qui en souffrent.

Les femmes et surtout les féministes seraient donc la cause du mal être des hommes dans la société. La crise de la masculinité promeut d’ailleurs la différence hiérarchisée et inégalitaire des sexes, le but étant principalement de réaffirmer la masculinité conventionnelle ?

Oui, et en plus, cette masculinité soi-disant naturelle qui serait complémentaire à une féminité conventionnelle faite de douceur est un mythe. En réalité c’est une construction imaginaire du passé, selon laquelle, durant la préhistoire, les rôles se seraient définis comme ceux d’aujourd’hui pour des questions de survie de l’espèce. Là où je veux en venir c’est que des masculinistes tentent de montrer que les femmes ont développé plus de talents, de compétences communicationnelles, parce qu’elles s’occupaient des bébés dans la caverne, alors que les messieurs gagnaient en virilité en chassant le mammouths. À cheval entre la psychologie évolutionniste et la sociobiologie, les thèses masculinistes poussent parfois l’audace en prétendant que depuis la préhistoire, les femmes sont génétiquement programmées pour être violées. En fait, ce discours sur la masculinité est une forme d’idéologie qui nous permet de justifier les inégalités entre les genres incluant la division sexuée du travail. En réalité, rien ne nous montre que les sociétés préhistoriques fonctionnaient comme les nôtres et surtout rien nous prouve que les gênes ou les hormones sont les clefs permettant d’expliquer les divisions sociales en général et l’exploitation en particulier.

Crise de la masculinité, domination masculine

           Marche #NousToutes, Paris, 23 Novembre 2019, ©Marthe Dolphin/ Collectif Gerda

Ce discours n’est pas nouveau, pourtant il n’a aucune signification précise et semble contradictoire avec la réalité de la domination masculine moderne. Comment expliquer le fait qu’il soit donc si « populaire » ?

En fait, il faut se demander qui produit le discours public, qui a l’avantage et ce ne sont jamais les minorisé.es. Plus on est dominant, plus on attire l’attention facilement et plus on a la chance de se faire entendre. C’est l’une des clefs pour comprendre pourquoi ce discours est si populaire. Par exemple, il suffit qu’un homme bloque le pont Jacques Cartier à Montréal  en 2005, ou qu’un autre reste perché sur une grue à Nantes comme Serge Charnay en 2013 pour attirer l’attention sur la prétendue crise de la masculinité. Puis, le jeu médiatique étant ce qu’il est, on s’intéresse à ce qui est « nouveau », alors que les masculinistes cherchent à attirer l’attention sur ce soi-disant nouveau phénomène de la féminisation de la société. Les masculinistes ont réussi à nous faire croire que cette présumée souffrance masculine est un fait inédit. En somme, plusieurs facteurs favorisent la diffusion et l’influence du discours de la crise de la masculinité.

La crise de la masculinité est donc hypothétique et fait partie en réalité plus largement d’un contremouvement : l’antiféminisme, comment le définiriez-vous ?

La façon dont j’ai théorisé l’antiféminisme, c’est effectivement à partir des théories des contremouvements. Comme tous les contremouvements, l’antiféminisme entretient un rapport mimétique avec le féminisme, un peu comme un tango conflictuel permanent, pour paraphraser l’historienne Michelle Perrot. On s’arrime au mouvement initial contre lequel on lutte en imitant les formes organisationnelles et les tactiques de celui-ci. Par exemple, on récupère le vocabulaire du mouvement pour en inverser le sens : on parle « d’oppression » des hommes, de discriminations des hommes, alors le patriarcat se transforme en matriarcat. Pour illustrer, je rappellerais seulement que les Femen ont été imité par les Hommen (1). Ce contremouvement antiféministe est composé de plusieurs formes incluant l’antiféminisme conservateur religieux, qui s’opposent au mariage pour tous et à l’avortement, et le masculinisme, soit la forme la plus active, du moins au Québec depuis les années 2000, et à plus forte raison avec le développement de la manosphère (2), qui évoluent dans un même mouvement de résistance face au féminisme.

Certaines femmes sont antiféministes, on a pu le constater par exemple avec la campagne #WomenagainstFeminism qui a émergé en 2013 sur le réseau social Tumblr. Comment ces femmes se distinguent-elles des différentes formes d’antiféminisme ?

En fait, elles ne se distinguent pas, elles adhèrent, comme leurs homologues masculins, au discours anti-choix ou masculiniste (3) Elles semblent cependant beaucoup moins nombreuses dans la tendance masculiniste que dans la tendance conservatrice du contremouvement. Elles adhèrent au discours anti-genre, et parfois même à celui de l’extrême-droite, au nom de valeurs familiales traditionnelles. Elles estiment que la famille blanche française ou Etats-Uniennes par exemple, constitue un rempart contre la menace extérieure; une menace à la « civilisation ». En réalité elles semblent beaucoup plus conservatrices qu’antiféministes. Leur principal objectif est de lutter pour sauvegarder les valeurs blanches, la « tradition », l’ordre et la « sécurité » contre un ennemi intérieur qui menace la « complémentarité des sexes » et la famille hétérosexuelle (les féministes, le mouvement LGBTQI+, etc.) et un ennemi extérieur qui menace notamment la tradition catholique, les migrant.es et à plus forte raisons les personnes de confession musulmane assimilées au terrorisme religieux).

Propos recueillis par Marthe Dolphin 50-50 Magazine

1 Hommes opposés au mariage pour tous qui manifestent torse nu en s’appuyant sur un discours anti-genre.

2 Communauté de sites internet, forums et groupes en ligne dédiés aux hommes, au nom d’une idéologie haineuse contre les femmes.

3 #WomenagainstFeminism : Campagne émergée en 2013 contre la « suprématie » féminine. Plusieurs centaines de femmes ont posté des selfies munies d’une pancarte sur lesquelles elles ont inscrit les raisons de leur opposition au féminisme.

Melissa Blais J’haïs les féministes ! Le 6 Décembre 1989 et ses suites Ed Remue-ménage 2015

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Photo de Une : portrait de Mélissa Blais par Nathalie St-Pierre

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